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dans lesquels il faut plus que de l’aveuglement pour nier le dessein et le but ; mais cette concession faites M. Littré croit triompher en nous opposant tous les faits contraires, tous ceux où la nature organisée ne sait pas atteindre son but, ou même se trompe et travaille contre elle-même.

De ces deux ordres de faits, en supposant qu’ils fussent égaux en nombre et en autorité (ce qui n’est pas à beaucoup près), que devrait conclure le vrai positiviste, celui qui serait vraiment dégagé de toute prévention métaphysique, celui qui n’aurait pas déjà un parti-pris dans son cœur ? Il conclurait, à notre avis, en ces termes : « Puisque la nature nous présente deux séries de faits, les uns favorables, les autres contraires aux causes finales, abstenons-nous de juger. Peut-être y a-t-il de semblables causes, peut-être n’y en a-t-il pas. Tout au plus pourra-t-on dire que, s’il y a une cause prévoyante qui poursuit des fins, cette cause n’a pas su et n’a pas pu toujours trouver les meilleurs moyens d’arriver à ses fins. » Telle serait la seule conclusion légitime de l’expérience (j’entends au point de vue positiviste). Est-ce bien là celle de M. Littré ? Nullement. Au lieu de rester dans le doute, il affirme, et qu’affirme-t-il ? C’est que la propriété de s’accommoder à des fins, de s’ajuster, comme il dit, est une des propriétés de la matière organisée. Il est de l’essence de cette matière de s’approprier à des fins, comme il est de son essence de se contracter ou de s’étendre, de se mouvoir ou de sentir. Ainsi, au lieu d’écarter toute recherche sur la cause première de la finalité dans les êtres organisés (ce qu’exigerait la méthode positive), M. Littré enseigne que cette cause première, c’est la matière organisée elle-même (ce qui est le lieu commun des écoles matérialistes). La contradiction est éclatante ; ici, comme pour l’âme, l’école positive se réfute elle-même, et l’on peut lui dire : Ou bien vous connaissez la cause première de la pensée, de la volonté, de la finalité, renoncez donc à votre inutile positivisme, ou bien vous persistez à affirmer qu’on ne sait rien des causes premières, et dès lors renoncez à votre matérialisme ; ne dites plus que l’âme est une fonction du système nerveux, que la finalité est une propriété de la matière organisée. Choisissez entre Épicure et Kant, entre le dogmatisme athée et le scepticisme transcendant.

On s’étonne d’ailleurs de voir un esprit aussi familier que celui de M. Littré avec la méthode scientifique se payer aussi facilement de mots que dans cette phrase où il nous dit que la matière organisée s’ajuste à ses fins, parce que c’est une de ses propriétés. Qui ne reconnaîtrait là une de ces qualités occultes dont vivait la scolastique, et que la science moderne tend partout à éliminer ? Que M. Littré veuille bien y penser, et il avouera qu’il n’existe pas une