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roi de Pologne : « Ses habits sont tout ce que la Russie aura jamais vu de plus magnifique et de mieux entendu ; il fera voir en tous sens aux Russiens, dit-il, ce que c’est que la France[1]. » De toutes les capitales du nord de l’Europe, on avait les yeux sur M. de La Chétardie. Quand on apprit en Prusse la mort de la tsarine Anna Ivanovna, un homme qui le connaissait bien s’écria aussitôt : « Il pourra désormais semer la zizanie plus aisément que par le passé. » C’était là son plaisir en effet. La Chétardie conspirait par amour de l’art, et quel meilleur théâtre pour un tel homme que ces cours du Nord où se nouaient et se dénouaient tant de tragédies occultes ! il attisait le feu sans avoir l’air d’y toucher. Un jour pourtant il faillit s’y brûler les doigts et plus que les doigts ; si la chute de La Chétardie ne fut pas aussi violente que celle de Biren, cela tient à un sentiment de clémence ou à une inspiration de prudence politique fort inattendu chez la tsarine Élisabeth. En tout cas, ce fut le terme de son pouvoir. Chassé de cette Russie où il avait exercé une autorité si haute, le diplomate pris dans ses pièges fut désavoué par Louis XV et disparut de la scène. Au moment où Maurice de Saxe fut appelé à Moscou par le marquis de La Chétardie, l’aventureux personnage (c’est de l’ambassadeur que je parle) avait déjà ébranlé son crédit auprès de la tsarine par des importunités trop pressantes. Était-ce La Chétardie qui avait de son propre mouvement, comme Lefort autrefois, épousé les intérêts de Maurice ? Était-ce Maurice qui avait fait recommander sa cause à La Chétardie par le cardinal de Fleury en récompense de ses glorieux services ? Là-dessus nos documens se taisent ; ce qui est certain seulement, grâce aux archivés de Dresde, c’est que le cabinet de Versailles avait chargé l’ambassadeur de France en Russie d’intervenir activement en faveur du. comte de Saxe, Un diplomate saxon nommé Pezold écrit au roi de Pologne que le marquis de La Chétardie lui a communiqué ses instructions à ce sujet. Le principal prétendant au trône de Courlande était alors le landgrave de Hesse ; or La Chétardie, d’après ses instructions, devait demander à la tsarine de ne patronner ni le landgrave ni Maurice, c’est-à-dire de tenir entre eux la balance égale en laissant la diète de Mitau procéder librement au vote. C’est alors que La Chétardie, mettant à profit les fêtes du couronnement de la tsarine, eut l’idée de faire apparaître subitement le vainqueur de Prague au milieu des pompes de Moscou. Le fastueux marquis aimait les coups de théâtre.

« Le 10 juin (1742), à onze heures du soir, le comté de Saxe est

  1. Ans vier Jahrhunderten, Mittheilungen aus dem Haupt-Staatsarchive zu Dresden, von Dr Karl von Weber. Neue Folge, 1 vol., p. 292. Leipzig 1861.