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ne discute plus, on affirme, et ces affirmations rapides, qui dévorent les difficultés et les objections, passent malheureusement auprès des lecteurs superficiels pour des vérités acquises et démontrées. Il y a aujourd’hui dans le monde un souffle antispiritualiste. En enflant ses voiles avec ce souffle, en naviguant de ce côté, on est naturellement porté ; l’opinion ne vous demande pas de bien raisonner, ni même de raisonner, mais de parler comme il lui plaît. Je ne veux pas dire que les nouveaux philosophes ne soient que des échos ; non, car eux-mêmes entraînent la foule autant qu’ils la suivent. Je veux faire entendre seulement que, tout en parlant sans cesse de la science pure et abstraite, ils n’ont été guère jusqu’ici que des chefs d’opinion. Ils nous reprochent de défendre une cause, et eux-mêmes ils en ont une. Toute la différence, c’est que ce flot d’opinion, mobile et changeant, pour qui les combats philosophiques sont encore des combats politiques, ce flot, dis-je, qui porte et entraîne les hommes, est avec eux aujourd’hui, comme il était il y a quarante ans avec ceux qu’ils combattent. Or il est plus facile de descendre le courant que de le remonter.

Loi mystérieuse de la pensée humaine ! il semble qu’il soit dans la destinée de la philosophie d’osciller sans cesse du dehors au dedans, du dedans au dehors, du moi au non-moi, et réciproquement. L’homme, quoi qu’il fasse, se cherche toujours lui-même et ne s’intéresse qu’à lui-même ; mais tantôt il se cherche en lui-même, et tantôt dans ce qui n’est pas lui. On peut lui appliquer cette pensée de Montesquieu : « quand j’ai vécu dans le monde, j’ai cru que je ne pouvais supporter la solitude ; quand j’ai vécu dans la retraite, je n’ai plus pensé au monde. » Or dans le moment actuel, l’âme humaine est occupée en dehors de soi ; elle se cherche partout où elle n’est pas, dans le monde extérieur, dans l’animalité, dans son propre corps. Elle a des scrupules en quelque sorte, elle est sur elle-même d’une modestie incroyable : elle craint de s’être trop élevée en se séparant du monde extérieur, en se distinguant du corps, en croyant à une destinée divine et immortelle, en invoquant une loi morale absolue, en affirmant des droits abstraits. Toutes ces grandes croyances sont bien près de lui paraître des superstitions, des illusions, des mirages de l’imagination. Elle les écarte comme des importunités, et recherche avec une curiosité maladive par quels liens elle touche à la matière, comment les maladies du cerveau sont les maladies de la pensée, ce qu’elle a de commun avec l’animalité, comment dans la nature les degrés supérieurs naissent des inférieurs. Dans la littérature, dans la politique, dans l’histoire, elle cherche partout ce qui déniaise et ce qui détrompe, le petit à côté du grand et expliquant le grand, le physique expliquant le