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ou si à certains degrés elle ne franchit pas certains intervalles pour entrer dans un ordre supérieur. A priori, il n’est nullement nécessaire que le progrès se fasse par des transformations insensibles. La puissance créatrice ou productrice (quelle qu’elle soit) peut tout aussi bien se manifester par la diversité des forces et des agens que par l’unité de force et d’agent. C’est donc à vous de démontrer qu’il n’y a point d’hiatus et que l’évolution est continue. Or il y a deux passages infranchissables jusqu’ici à toute science, à toute analyse, à toute expérience, c’est le passage de la matière brute à la matière vivante et de la matière vivante à la pensée. Ces deux abîmes, les hégéliens ne les ont pas plus franchis qu’aucun de ceux qui l’ont tenté avant eux ; tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de les éluder et de laisser croire, en les taisant, qu’ils n’existent pas.

Toutes ces conceptions ont leur origine dans l’application désordonnée d’un principe cher à Leibnitz, et l’un des plus beaux de la métaphysique, le principe de continuité ; mais ce principe, si on sait bien l’entendre, n’est que le principe de la gradation et du progrès. Il signifie seulement que la nature agit par degrés, qu’elle ne s’élève à une forme qu’après avoir épuisé toute la série possible des formes inférieures, que chaque degré de l’être contient quelque chose du précédent et quelque chose du suivant. Que d’ailleurs ces degrés successifs soient distincts les uns des autres, et même qu’il puisse y avoir des intervalles plus grands à certains degrés de l’échelle, c’est ce qui n’a rien de contraire au principe de continuité, car si l’on voulait pousser ce principe jusqu’au bout, il nous entraînerait non-seulement à l’identité, mais à l’immobilité universelle, Il ne suffirait pas de dire qu’un phénomène est lié à un autre, qu’il lui est semblable, qu’il en résulte et en prépare d’autres semblables à lui ; il faudrait aller jusqu’à dire que c’est le même, rigoureusement le même, ce qui rend impossible toute diversité. Si vous dites que c’est le même phénomène, mais avec quelque chose de plus, je demande d’où vient ce surplus. Entre ce surplus, ce novum quid, et le phénomène antérieur, n’y a-t-il pas un hiatus, un saltus, quoi qu’on fasse ? Non, direz-vous, on arrive par des nuances insensibles. Peu importe : que ce soient des nuances, des quarts de nuances, des millièmes de nuances, ce sont là des diminutifs impuissans ; partout où il y a diversité, il y a solution de continuité. Entre deux nuances, je puis toujours supposer une nuance intermédiaire, et d’autres à l’infini après celle-là. La nature ne passerait donc jamais d’une nuance à l’autre. Si elle veut se diversifier, il faut qu’elle fasse un saut, si petit qu’il soit. Dès lors, pourquoi n’admettrait-on pas tout aussi bien des intervalles d’essence que