Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/473

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Taine me paraît trancher ici avec beaucoup de légèreté une question des plus délicates et des plus élevées : la philosophie n’est-elle qu’une science comme une autre, une recherche, une analyse, une critique ? A d’autres points de vue, n’est-elle pas aussi une doctrine, une croyance, une foi ? Est-il possible d’assimiler entièrement la philosophie et la chimie ? n’y a-t-il pas pour le philosophe quelque chose de plus ? Sans prétendre, comme l’ont cru les saint-simoniens, que la philosophie puisse devenu, une religion publique et organisée, est-il possible qu’elle ne passe point chez les philosophes sérieux à l’état de croyance et de règle ? Ce phénomène ne s’est-il pas produit dans toutes les grandes écoles de philosophie, chez celles-là mêmes où il paraîtrait le moins naturel ? La doctrine épicurienne chez Lucrèce ne ressemble-t-elle pas à une sorte de religion ? Ne dirait-on pas aussi justement la foi stoïcienne que la foi chrétienne ? Le platonisme n’est-il pas devenu une foi chez les alexandrins ? Chez les cartésiens, cette transformation n’a pas eu lieu, parce qu’à côté de la recherche philosophique se trouvait chez eux la foi chrétienne. Cependant on remarque dans l’école de Spinoza quelque chose de semblable. Le panthéisme allemand a été à coup sûr une foi pour Goethe, pour Novalis, pour Schleiermacher. Kant, après avoir tout détruit par la critique, avait rétabli tout un système de croyance sur l’idée du devoir, et ce grand spéculatif résumait toute la philosophie dans ces mots : que sais-je ? que dois-je ? que puis-je espérer ? Or toutes ces questions ont rapport à la destinée humaine. Les athées et les sceptiques du XVIIIe siècle avaient une foi : ils croyaient aux destinées de l’humanité et de la civilisation. Il suit de ces faits que la philosophie n’est pas seulement une science et une recherche, mais qu’elle est une doctrine et une foi. Nos pensées ne servent pas seulement à nous éclairer, mais encore à nous guider. On dit que c’est abaisser la spéculation que d’en faire un guide pour la vie ; mais on ne voit pas que c’est relever la vie que de la faire gouverner par la pensée. Si la pensée ne descend pas dans la vie, celle-ci n’aura donc pour guides que l’instinct, la routine ou la foi. À la vérité, la foi philosophique, pas plus que la foi religieuse, ne doit devenir un obstacle à la libre recherche ; mais la libre recherche ne doit pas imposer à l’homme une absolue indifférence sur ce qui l’intéresse le plus au monde, et l’empêcher de tourner en croyances les vérités sur lesquelles la science n’apporte qu’une lumière incomplète. Ce n’est que dans l’absolu que la science et la foi pourraient se confondre ; jusque-là, on ne doit pas trancher le conflit en sacrifiant l’une ou l’autre. Nous ne pouvons d’ailleurs tout dire sur cette question, l’une des plus grandes du siècle, et sur laquelle M. Taine paraît glisser avec une