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consenti on ne trouve aucune trace de domesticité. Dans la maison du chef, convertie en véritable bivac militaire, règne l’égalité la plus absolue : le chef vit au milieu de ses hommes, qui tous le tutoient et donnent leur avis sur ce qu’il importe de faire ; il mange à la même table qu’eux, s’occupe activement de leurs intérêts, et doit être tout à eux quand ils ont besoin de lui, comme ils sont tout à lui. C’est une vie qui offre une ressemblance frappante avec ce qu’était celle des chefs de clan écossais dans les highlands jusqu’au siècle dernier. Depuis une dizaine d’années, cette existence avait été peu à peu reléguée dans le fond des provinces ; les hommes politiques venaient seuls à Athènes siéger à la chambre des députés et au sénat, ou du moins ils n’entretenaient plus qu’un ou deux hommes avec eux dans leur maison de la capitale ; le gros de la clientèle restait à surveiller les rivaux et à entretenir l’influence du patron dans son pays. Quand éclata la crise révolutionnaire, il en fut autrement ; l’assemblée nationale une fois réunie, chacun des hommes considérables qui y avaient été élus arriva de la province en amenant toute sa queue de pallikares, les uns pour se protéger, si besoin en était, les autres pour avoir des instrumens -dévoués dans un jour d’action, d’autres enfin pour faire figure et n’avoir pas l’air moins bien appuyés que leurs émules. Depuis que la tranquillité s’était rétablie, chacun avait renvoyé une partie de ses hommes, plus chers à nourrir dans Athènes que dans les provinces. Cependant au mois de septembre les maisons des chefs de partis, tout inoffensives qu’elles pussent paraître du dehors, étaient encore à l’intérieur de vraies forteresses.

Le lendemain de mon arrivée, j’allai faire une visite à M. Boulgaris. La porte était hermétiquement fermée, chose rare à Athènes. Je frappe, et j’entends le bruit d’une barre de fer qu’on enlève intérieurement. « Qui est là ? » dit une voix, et la porte s’entr’ouvre tout juste assez pour laisser place à un canon de fusil qui se braque entre mes deux yeux. Je passe ma carte par la porte entre-bâillée, et j’attends, toujours tenu en respect par le canon de fusil. Enfin le maître de la maison dit qu’on peut me laisser monter ; le fusil se relève, la porte s’ouvre complètement, et je trouve alors une douzaine d’Hydriotes armés assis sur les marches de l’escalier ou dans l’antichambre de l’ancien président du gouvernement provisoire. C’est ainsi qu’on entre chez un personnage politique de la Grèce en temps de révolution ; j’eusse pu me croire transporté chez quelque bey albanais ou bosniaque, chez un tchiflik-bachi de l’Asie-Mineure ou un cheikh de la Syrie. Il faut cependant remarquer que c’était chez M. Boulgaris seul que l’on rencontrait ces précautions, dont il croyait devoir s’entourer à cause de l’animadversion populaire