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On le voit, contrairement à toutes nos idées modernes, ce n’est pas le livre, l’écrit, c’est la parole qui constitue, pour le vénérable évêque, le témoin sûr et permanent de la vérité. Seulement, de sa déclaration même, nous sommes en droit de conclure que c’est précisément de son temps que des chrétiens moins conservateurs des vieux usages se mirent à répandre avec une certaine ardeur les Évangiles écrits que Papias traitait avec le demi-dédain et le demi-dépit d’un vieillard dérangé dans ses habitudes[1].

Les écrits des pères dits apostoliques, c’est-à-dire considérés comme disciples immédiats des apôtres, n’amènent pas à d’autres conclusions, et quel que soit le jugement qu’il faille porter sur les écrits qui circulèrent sous leur nom, tels que l’épître de Barnabas, les deux de Clément Romain, celles d’Ignace et de Polycarpe, etc., on peut affirmer que jusqu’à l’an 130 au plus tôt il ne peut pas être question dans l’église chrétienne de quoi que ce soit qui ressemble à un canon chrétien.

La période qui s’étend de 130 à 180, bien qu’assez mal connue en détail, se présente toutefois clairement, par tous ses traits simultanés et généraux, avec le caractère d’une époque de consolidation et d’organisation ecclésiastiques. L’épiscopat se constitue partout, bien moins par suite d’une convention artificielle qu’en vertu d’un consentement tacite et général fondé sur cette soif d’unité extérieure qui s’est emparée de la grande majorité chrétienne, et qui correspond à son désir de donner une expression visible, éclatante, au sentiment chrétien de l’universalité. Or l’universalité ne paraît certaine que si elle s’incarne dans un corps épiscopal revêtu de pouvoirs uniformes, dépositaire d’une même doctrine, représentant au sein de chaque

  1. Nous pouvons ajouter que ces chrétiens ne pouvaient nous rendre un plus grand service. Papias, comme toute l’église de son temps, était millénaire, ce qui par conséquent n’est nullement une preuve, comme le voudrait Eusèbe, adversaire ardent du millénium, qu’il fût faible d’esprit ; mais, dans un enseignement qu’il attribue au Christ lui-même, nous pouvons voir combien il était urgent que le livre vînt protéger la parole du divin maître contre les rêvasseries d’une tradition abandonnée au flot capricieux des imaginations : « Les jours viendront (pendant le règne de mille ans) que des ceps naîtront qui auront chacun dix mille rameaux, et chaque rameau dix mille sarmens, et chaque sarment dix mille bourgeons, et chaque bourgeon dix mille grappes, et chaque grappe dix mille grains, et chaque grain exprimé donnera vingt-cinq métrètes (plus de 9 hectolitres) de vin. Et quand un des saints prendra une grappe, une autre grappe lui criera : Moi, je suis meilleure grappe (bolrus ego melior sum) ! Prends-moi et bénis le Seigneur ! De même un grain de froment engendrera dix mille épis, chaque épi aura dix mille grains, et chaque grain donnera deux livres de fleur de farine mondée, et les autres fruits, et les semences, et l’herbe jouiront d’une multiplication proportionnelle, et tous les animaux, se nourrissant d’alimens fournis par la terre, vivront pacifiques, en bonne harmonie et soumis aux hommes en toute sujétion. » Cet incroyable passage est rapporté par Irénée (Adv. Hœr., v, 33), qui le prend fort au sérieux, l’ayant lu dans l’ouvrage de Papias, lequel prétendait l’avoir reçu de Jean, disciple du Seigneur, comme provenant de la bouche même de Jésus.