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« En vérité, mon aimable comtesse, n’ai-je pas mille reproches à vous faire ? Voilà deux grands mois qui sont passés depuis mon départ de Paris, et je n’ai point encore eu le plus petit mot de vous. Si je ne comptais pas autant sur votre amitié, je me croirais oublié tout à fait ; mais je me flatte encore que vous vous souvenez un peu de moi. Cette illusion m’est trop chère pour que je la perde facilement. Vous savez que les rois aiment à se flatter. C’est surtout ce titre qui cause mes alarmes ; je sais que vous ne les aimez pas trop. Je vous prie du moins, si cela est vrai, de me croire toujours le comte de Gothland pour vous, et de me traiter de même. Ce titre m’est trop cher pour que je ne le quitte qu’avec peine. C’est sous ce nom que j’ai fait votre connaissance, que j’ai eu le bonheur d’acquérir votre amitié, et j’espère que vous êtes persuadée que le roi de Suède envierait trop au comte de Gothland son bonheur, s’il ne pouvait conserver une place dans votre cœur. Quand je me rappelle ces momens où je vous ai vue, nos disputes mêmes, nos propos, cette société gaie et charmante qui vous entourait, et que je me vois à cinq cents lieues, je crois avoir fait un beau rêve, dont le souvenir est bien agréable, mais dont le réveil est affreux. Vous êtes dans ce moment-ci assise dans votre jardin avec le marquis de Castries, votre aimable chevalier, quelques saints évêques pestant peut-être un peu contre la cour, beaucoup contre le chancelier, et peut-être contre Mme Du Barry ; mais au milieu de cette mauvaise humeur votre gaîté vous fait rire ; un ciel pur, les arts et la nature unis ensemble, ne présentent à vos regards que les objets les plus agréables et les plus variés… Et moi, pauvre animal aquatique, je vogue au milieu de l’océan, je peste contre les vents contraires qui me font faire le double du chemin, et je me dis à moi-même : Si j’étais à Paris, je serais auprès de Mme de La Marck, je la verrais, je disputerais peut-être avec elle, je la ferais un peu enrager en prenant la défense de mes bons amis, qu’elle n’aime pas, et puis nous ririons. Cette réflexion m’attriste au moment que je m’éloigne de vous encore davantage, et je me retire dans ma cahute… Un million de complimens, dont vous voudrez bien vous charger de ma part pour Mme la comtesse d’Usson, pour Mme de Neukirch et pour Mme de Beauvau. À propos de Mme de Beauvau, j’ai un grand procès avec elle, et je vous prie d’être mon avocat. Elle m’accuse, à ce que l’on me mander d’aimer le despotisme… Quoique j’ignore parfaitement sur quoi elle fonde son accusation, je vous prie de lui dire que je souhaite fort qu’elle suspende son jugement jusqu’à ce qu’elle voie, par mes actions si son opinion est fondée. Je vais entrer bientôt dans une carrière où je lui pourrai prouver que je respecte la liberté bien entendue, fondée sur la raison et sur l’humanité, autant que je déteste l’anarchie et la dissolution. Je vais dans quelques heures rentrer dans ma patrie. Les lois, qu’on a défigurées sous les deux derniers règnes par des efforts malheureux d’usurpations réciproques, je vais jurer de les maintenir, et je les soutiendrai scrupuleusement. C’est alors que Mme de Beauvau jugera elle-même si elle a tort ou raison. — Mon frère, qui entre en ce moment, me prie de vous faire ses plus tendres complimens. Je finis en vous faisant mes excuses sur le chiffon que je vous envoie, mais je ne trouve pas ici d’autre papier. — Ce 15e de mai 1771, à bord d’un vaisseau de guerre sur la Baltique. »