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jouir des sentimens les plus nobles me fait seul soutenir avec tant de chaleur l’opinion que vous me reprochez… C’est un mouvement si vrai que l’autre jour, à la représentation de Bayard, à Versailles, j’aurais acheté de mon sang une larme du roi ; mais, si vous aviez vu son air d’indifférence, l’ennui de M. le dauphin, les rires, de Mesdames à ce tableau si touchant des sentimens de notre nation pour nos rois[1], vous auriez partagé mon désespoir de voir une si charmante nation dénaturée, et des vertus si intéressantes, si héroïques, devenues pour elle impossibles. Comment supporter que celui qui a joui du bonheur céleste d’être adoré avec ivresse, et qui le serait encore s’il nous a avait laissé la moindre illusion, se soit plu à les détruire toutes, et voie de sang-froid un tel changement ? Ah ! sire, quels ressorts puissans sont dans vos mains ! Vous, l’idole de votre nation et qui seriez celle de la nôtre, vous parlez pour celui qui ne connut jamais un sentiment ! Au nom de Dieu, ne mêlez plus cet apathique tiers dans les lettres charmantes dont vous m’honorez, et croyez qu’on ne fera jamais de nous des esclaves russes, mais les plus soumis et les plus fidèles sujets, Un mot, un regard leur suffit pour répandre jusqu’à la dernière goutte de leur sang ; mais ce mot n’est pas dit !… Après Bayard, exaltée par la pitié, irritée de la froideur des assistans, je courus chez Mme de Brionne parler en liberté. Nous relûmes votre lettre, et nous répétâmes mille fois : voilà donc un roi qu’on peut aimer ! Nous l’avons vu ; il produirait des Bayards, il ferait revivre Henri IV ; il existe, et ce n’est pas pour nous ! Dites encore que nous sommes républicaines ! »


Mme d’Egmont ne s’abstenait pas de conseils encore plus directs ; elle avait prévu les efforts que Gustave III avait dû faire pour conjurer les périls du dehors et accroître au-dedans la puissance royale.


« Le premier de mes vœux, lui écrit-elle, est pour que vous puissiez détruire entièrement l’horrible corruption qui préside à vos diètes, car où règne l’intérêt, la vertu ne peut exister. Pour parvenir à cet important objet, il faudrait que votre royaume devînt indépendant de toute autre puissance et que les sentimens d’honneur fussent les seuls ressorts de votre gouvernement. L’augmentation de votre pouvoir est sans doute le premier pas vers ces heureux changemens ; mais ne souffrez jamais qu’ils puissent ouvrir le chemin au pouvoir arbitraire, et employez toutes les formes qui rendent impossible à vos successeurs de l’établir. Puisse votre règne devenir l’époque du rétablissement d’un gouvernement libre et indépendant, mais n’être jamais la source d’une autorité absolue ! Voilà ce que vous ne sauriez trop peser au sanctuaire de la vertu, vous dépouillant de tout intérêt personnel et de toutes les préventions qu’ont pu vous donner les malheurs qu’une liberté mal entendue a fait éprouver à votre royaume. Une monarchie limitée par des lois me paraît le plus heureux des gouvernemens…

  1. La tragédie de Debelloy, Gaston et Bayard, avait été représentée pour la première fois le 24 avril 1771. C’est une pièce à longues tirades de sentimens et à grands mots abstraits ; comme dit un des héros,
    L’honneur y met en pain l’amour et la nature.