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unit la force de l’âge mûr à la modestie de l’enfance. Elle sacrifie l’idéal à l’actuel, et quelque brillante ou charmante que puisse être une hypothèse, si, dans l’histoire réelle de la nature un seul phénomène s’y oppose, l’hypothèse est de droit et expressément abandonnée. Pour certains esprits, cet abandon peut être aussi douloureux que de se faire couper la main droite ou arracher l’œil droit ; néanmoins, si l’on est fidèle au grand principe de l’école de Bacon, on accepte cette douleur. Pour les disciples de cette école, une preuve solide pèse plus que mille conjectures plausibles, et la fermeté avec laquelle ils repoussent les spéculations de l’imagination n’est égalée que par la docilité avec laquelle ils se soumettent aux leçons de l’expérience.

« Le même principe qui dirige une philosophie saine pour tout ce qui est placé dans la sphère de l’observation humaine lui inspire, pour tout ce qui est au-delà de cette sphère, une complète et patiente modestie. Si quelque lumière nouvelle se répand sur la région où n’atteignait pas l’œil de l’observateur, on peut tenir pour certain que, de tous les hommes, les disciples de Bacon et de Newton seront ceux qui porteront le plus de respect à ces révélations inattendues ; leur esprit est sans préoccupation comme sans préjugé, et la fermeté de leur confiance dans les faits bien établis de la terra cognita est en parfaite harmonie avec leur humble réserve sur toutes les conceptions plus ou moins plausibles qui s’adressent à la terra incognita.

« Comme il arrive toujours quand on se dévoue, en s’oubliant soi-même, à la cause de la vérité et de la vertu, ce modeste désintéressement intellectuel de la philosophie baconienne a sa récompense. En le prenant pour guide, nous avons souvent à abandonner les belles fascinations de la théorie, mais en échange et à la fin nous jouissons des beautés substantielles et plus hautes de la nature réelle. Les faits sont intraitables ; devant leur présence, l’imagination est contrainte de céder, et jamais peut-être l’esprit n’éprouve un sentiment plus pénible que lorsque, après avoir vainement tenté de forcer la nature à s’adapter à ses brillantes généralisations, il voit apparaître quelque phénomène rebelle qui le repousse loin de la douce spéculation et le ramène sous le joug de l’humble et dure expérience. Ce fut, dans la vie des philosophes, un cruel moment que celui où il fallut quitter le monde de l’imagination, ce monde si séduisant par sa simplicité et sa complaisance, pour devenir les esclaves de l’observation et marcher à pas lents dans le labyrinthe infiniment varié et compliqué de la nature ; mais cette époque douloureuse a eu un terme glorieux : en retour de l’assiduité avec laquelle l’esprit philosophique s’est livré à l’étude de la nature, elle lui