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entre vous, et ceci s’applique trait pour trait à ce duché de Modène où nous touchons, naguère isolé de toute l’Italie, renfermé obstinément dans des idées d’un autre âge. — Oh ! pour cela, oui ! et j’aime mieux Victor que François ou Léopold ; mais je voudrais qu’on mît la Toscane à la tête de la péninsule. Di Toscana non ce n’è che una, il n’y a qu’une Toscane, — ajouta mon conducteur en faisant allusion à la gloire historique et littéraire du pays des anciens Étrusques. J’interrompis la conversation pour mieux admirer le paysage. D’un côté s’étendait la mer calme et azurée, de l’autre on découvrait un rideau de montagnes calcaires couvertes de pins. La plupart des variétés de l’essence résineuse s’y trouvaient représentées, pin maritime, sylvestre, laricio, pin d’Alep ; par bouquets isolés se montrait le pin parasol, au port original, et qui se rencontre partout en Toscane. Sur les hauteurs se dressaient les murs d’un vieux donjon démantelé, celui de Montignoso, datant de l’époque lombarde, et jusqu’à ces derniers temps refuge de hardis contrebandiers. Au niveau de la route, la cernant de chaque côté, on voyait également une espèce de château-fort. Comme à Montignoso, les soldats avaient disparu, les fenêtres étaient démontées, les portes défaites : c’était la ruine, l’abandon. — Qu’est cela ? demandai-je à mon cicérone. — C’est l’ancienne douane, il forte di porta ; voyez si l’on est joyeux qu’elle ait disparu ! les murs sont couverts d’inscriptions chantant la gloire de Victor. — C’était là en effet une de ces douanes maudites où le voyageur qui parcourait l’Italie entre Gênes et Livourne, par la route maritime ou la Corniche du Levant, était obligé de s’arrêter, de descendre pour montrer son passeport, ses malles, son visage. C’était perte de temps et d’argent, car il fallait donner le pourboire, la mancia, à tous ces importuns. Sous le moindre prétexte, on vous renvoyait en arrière. Celui-ci portait des moustaches ! ce devait être un carbonaro, et il lui était défendu de passer outre. Cet autre couvrait son chef d’un chapeau pointu : carbonaro ! il n’allait pas plus loin. Toute discussion était inutile ; la douane rendait ses décrets sans appel, il fallait rebrousser chemin[1]. Aujourd’hui plus de douane, plus de gendarmes tracassiers, plus de passeports, plus de ces mancie honteuses qui déshonorent autant ceux qui les donnent que ceux qui les reçoivent,

  1. Pour éviter toutes ces tracasseries, les voyageurs avaient l’habitude de descendre de diligence avant l’arrivée aux limites douanières, et rejoignaient la voiture au-delà, à travers champs. Le Piémont, Modène, Lucques, la Toscane exerçaient tour à tour leur droit de visite, et souvent à plusieurs reprises, car les limites, les enclaves allaient s’enchevêtrant. Le Piémont avant 1848, et Modène de tout temps, se sont distingués par le zèle que mettaient douaniers et gendarmes à molester les voyageurs. On ne pouvait leur opposer en ce sens que Rome et Naples.