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entière. « Une fois établi dans ces postes, comme je ne vois aucune difficulté de pouvoir le faire, je me moque de tous les alliés de la Pologne et de tous ceux qui voudraient entreprendre de la secourir. Ce n’est au reste ni l’affaire des Tartares, ni celle des Turcs ; il faudrait pour cela toutes les forces et les richesses de la France, de l’Angleterre et de la Hollande. Ainsi lancé à fond de train, rien ne l’arrête. Il y a là un crescendo d’imagination comme dans les projets de Pichrocole ou de la laitière : « J’ai dit qu’il ne fallait que quarante-huit mille hommes pour soumettre la Pologne. Qui est-ce qui m’empêcherait, quand j’y serais établi, d’en avoir cent mille ? Le pays ne les fournirait-il pas ? ou ne saurait-il les entretenir ? Craint-on de n’en pouvoir faire la levée ? On me dira peut-être : « Mais ce sont des Polonais ! » comme si un homme n’était pas un homme. Il n’y a que la discipline et la manière de mener les hommes qui y fait. Et, comme j’ai déjà dit, ceux qui croient que les légions romaines étaient toutes composées de Romains de Rome même se trompent fort : elles l’étaient de toutes les nations ; mais la discipline était la même, et parce qu’elles étaient bonnes, cette discipline et cette manière de combattre, toutes les troupes étaient bonnes, surtout lorsqu’elles étaient menées par d’habiles chefs. » Avec ces cent mille hommes, Polonais et autres, il braverait l’Europe conjurée. Comment ne pas retrouver ici le duc détrôné de Courlande toujours préoccupé de prendre sa revanche contre la république de Pologne ?

Il y a autre chose encore dans les Rêveries du comte de Saxe. On connaît la jolie pièce de Voltaire sur la science des Eugène et des Maurice. Le poète a vu chez son libraire un ouvrage nouveau qui portait ce titre singulier : la Tactique. Qu’est-ce que cela ? D’où vient ce nom ? D’un mot grec qui signifie le grand art, l’art par excellence. Ah ! sans doute il y trouvera le secret de prolonger la vie, de la rendre facile et douce. Livre divin ! il l’ouvre, il le dévore…

Mes amis ! c’était l’art d’égorger son prochain.


Si Maurice n’avait enseigné que l’art d’égorger son prochain, il eût écrit un manuel de tactique comme celui dont plaisantait Voltaire. Ce serait le livre du capitaine et rien de plus. Les rêveries de l’auteur seraient incomplètes, puisque l’une des chimères de son esprit n’y aurait laissé aucune trace. Maurice n’aspirait pas seulement à vaincre, à conquérir ; il aura aussi, nous le verrons plus tard, l’ambition de fonder un empire, de créer une nation. Tous les grands tacticiens ont un penchant instinctif à s’occuper d’organisation sociale. L’habitude de remuer des bataillons éveille naturellement l’idée de régler les sociétés humaines. Vauban, en plein XVIIe siècle,