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suédois, qu’Adam répondit en danois et que le serpent s’adressa en français à Eve, Leibnitz entra le premier dans des voies scientifiques. Il signala la nécessité de recueillir soigneusement le plus grand nombre de faits avant de se livrer à des généralisations prématurées, et sollicita les voyageurs, les missionnaires, les ambassadeurs, les princes, de faire dresser des vocabulaires exacts de toutes les langues qui se parlent encore. C’est d’après ses plans que l’impératrice Catherine, qu’on ne s’attendait guère à voir protéger la philologie, publia en 1787 le premier volume d’un dictionnaire qui contient une liste de deux cent quatre-vingt-cinq mots en deux cents langues diverses. L’élan était donné lorsqu’on découvrit le sanscrit. Les services que la science tira de cette découverte furent immenses. « Les différens idiomes, dit M. Max Müller, semblaient flotter comme des îles sur l’océan du langage humain. Ils ne s’aggloméraient pas pour se former en plus vastes continens. » Le sanscrit permit de voir les liens qui les unissent entre eux, de les assembler en familles et en groupes, et, en donnant une vue plus nette de leurs rapports cachés, d’en dresser une classification généalogique. C’est à partir de ce moment qu’avec les travaux de Schlegel, de Bopp, de Lassen, de Burnouf, commença cette science nouvelle qu’on a appelée chez nous la grammaire comparée.

Quoiqu’elle n’ait pas encore un demi-siècle d’existence, cette science a déjà obtenu des résultats qu’on n’eût pas osé prévoir à son origine. Elle parait surtout destinée à nous rendre deux genres de services différens. Le premier, celui qui a d’abord frappé tout le monde, c’est de nous donner sur l’histoire primitive de tous les peuples des renseignemens plus exacts que ceux qui nous viennent des vieux annalistes ou des traditions populaires, et de nous faire ainsi remonter plus loin qu’on ne l’avait fait encore dans le passé de l’humanité. Lorsque Bopp eut fait voir que le mécanisme grammatical du sanscrit, du zend, du grec et des dialectes celtiques, teutoniques et slaves, était au fond le même, et qu’on en eut légitimement conclu que ce n’étaient que des rameaux détachés d’un même tronc, on compara ces langues entre elles, et en notant les expressions communes qu’elles contiennent et qu’elles ont prises évidemment à la langue-mère d’où elles sont sorties, on réussit à se faire quelque idée de cette langue primitive et du peuple qui la parlait. C’est ainsi qu’on remonta jusqu’à ce petit clan des Aryas, établi probablement sur le plus haut plateau de l’Asie centrale et parlant un langage qui n’était encore ni le sanscrit, ni le grec, ni l’allemand, mais qui contenait les germes de tous ces dialectes. « Ces Aryas, dit M. Max Müller, étaient agriculteurs, et, parvenus déjà à un certain degré de civilisation, ils avaient reconnu les liens du sang et consacré les liens du mariage, et ils invoquaient l’Être qui donne au ciel la lumière et la vie sous le même nom que l’on entend encore aujourd’hui dans les temples de Bénarès et dans nos églises chrétiennes. » C’est ainsi que, par ses premiers travaux, la grammaire comparée a renouvelé toutes les connaissances