Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

spirituelle quand elle était plus sérieuse, et que ce qu’elle a perdu en solidité, elle ne l’a pas gagné en vrai charme. Gardons, je le veux bien, la tradition de l’esprit français, mais gardons-la tout entière. N’espérons pas surtout que nous exercerions désormais sur l’Europe l’action que nous avons exercée au XVIIe et au XVIIIe siècle en nous renfermant dans nos vieilles habitudes. La culture intellectuelle de l’Europe est un vaste échange où chacun donne et reçoit à son tour, où l’écolier d’hier devient le maître d’aujourd’hui. C’est un arbre où chaque branche participe à la vie des autres, où les seuls rameaux inféconds sont ceux qui s’isolent et se privent de la communion avec le tout.

La grande expérience que la France accomplit depuis la fin du siècle dernier se poursuit dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre politique. L’issue de cette expérience est tout à fait incertaine; mais il sera sûrement glorieux de l’avoir tentée. La démocratie à la manière française peut-elle constituer en politique une société forte et durable? Peut-elle constituer dans l’ordre intellectuel une société éclairée qui ne soit pas dominée par les charlatans, où le savoir, la raison, la supériorité d’esprit aient leur place, leur autorité légitime et leur prix? Voilà ce qu’on saura dans cent ans, et on le saura grâce à la France. Je suis de ceux qui croient à l’avenir de la démocratie; mais ces sortes de prévisions sont toujours sujettes à beaucoup de doutes, car les choses humaines sont trop compliquées pour qu’on puisse être sûr de tenir à la fois toutes les données du problème, et d’ailleurs la volonté des grands hommes vient de temps en temps déjouer les calculs. En tout cas, il faut continuer l’expérience. Felix culpa ! Cette audace qui parfois nous enlève les avantages des gens sensés fait notre grandeur. Beaucoup d’excellens esprits, à la vue des crises périodiques suivies d’abattemens qui semblent le régime de notre pays, voudraient imiter ceux qui n’ont pas péché, ou bien user de remèdes capables de nous rendre le calme. Ce calme serait la mort. La France ne sait pas être médiocre. Si on veut travailler à la rendre telle, on n’y réussira pas; ce n’est pas médiocre, c’est nulle et inférieure à tous qu’on la rendrait. N’arrêtons donc pas cette fièvre glorieuse, qui est le signe de notre noblesse. Prenons garde seulement qu’un accès n’emporte le malade, ou ne le frappe d’une incurable débilité. La solide culture de l’esprit, une vigilante attention donnée aux intérêts permanens des sociétés, une perpétuelle appréhension de céder aux vues superficielles qui trop souvent surprennent les jugemens de la foule, sont les contre-poids au moyen desquels on préviendra quelques-unes des chances mauvaises d’une situation pleine de péril.


ERNEST RENAN.