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et un instructeur reconnut même un de ses anciens amis de Shang-haï. « Viens avec nous, lui cria celui-ci ; nous sommes bien payés et traités avec considération. » L’instructeur refusant, son ancien camarade lui tira un coup de fusil, dont la balle lui rasa la tête. Les Taï-pings, presque sans vivres et sans munitions, ne pouvaient résister longtemps. A plusieurs reprises leurs chefs avaient voulu évacuer la ville; mais le gouverneur les avait forcés d’y rester. C’était un Cantonais, ancien pirate; il était borgne, et la forme de l’œil qui lui restait l’avait fait surnommer Œil-de-Coq (cok’s eye). Il avait juré de mourir à son poste. L’influence qu’il exerçait sur les rebelles était très grande, et il savait les électriser au moment de l’action. A la fin cependant ils refusèrent de tenir, et Œil-de-Coq se vit forcé de les emmener et de manquer à son serment. Les Franco-Chinois occupèrent donc Chao-ching le 18 mars. On était, comme l’avaient prédit les devins, dans la première période du deuxième mois lunaire. Les rues étaient garnies de barricades. Du reste, la ville présentait l’aspect de toutes les villes par où avaient passé les rebelles : des ruines, et çà et là quelques beaux palais que s’étaient fait bâtir les chefs. Du haut des montagnes qui dominent Chao-ching, le plus riche paysage se présenta aux regards. Une joyeuse verdure s’étalait dans ces vastes champs qui produisent en abondance le mûrier, le blé, le riz, le coton ; sous les rayons du soleil étincelaient en longs rubans d’argent les nombreux canaux qui vont rejoindre de grands bassins naturels qui leur servent de réservoirs; une grande quantité de villages, aussi considérables que des villes en France, et qui avaient échappé aux ravages des rebelles en ne leur faisant pas de résistance, répandaient de toutes parts le mouvement et la prospérité. Quelques chaînes de collines accidentaient le pays et rompaient la monotonie habituelle des campagnes chinoises.

La prise de Chao-ching nous donna toute la province jusqu’à la baie de Hang-tcheou, au-delà de laquelle les rebelles se hâtèrent de chercher un abri, mettant ainsi entre eux et nous un fleuve large de deux milles, qui deviendra sans doute désormais contre leurs attaques une barrière infranchissable. Le gouvernement de Ning-po était donc délivré. En dix mois, notre contingent, qui, dans son plus grand développement, comptait deux mille cinq cents hommes, avait enlevé trois villes murées, amené l’évacuation de quatre autres, et dégagé soixante lieues de territoire. Il s’était exposé à des fatigues et à des dangers continuels; le vaste hôpital établi à Ning-po n’avait cessé d’être rempli de blessés; des quatre officiers qui successivement avaient pris le commandement, deux avaient été tués, un autre blessé; un tiers des instructeurs étaient morts, frappés par l’ennemi ou emportés par des maladies contractées au ser-