Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intrépide travailleur. Il venait de prendre une certaine avance sur la série qui allait commencer, et annonçait l’intention de se placer entre les mains de la faculté pour subir un traitement devenu à peu près indispensable, quand un mal dont il avait ressenti les atteintes à plusieurs reprises, sans tenir compte des dangers qu’il pouvait entraîner, l’abattit à l’improviste, pendant son sommeil, la nuit du 23 au 24 décembre 1863[1]. Il était encore en pleine maturité; mais ni les soucis ni le travail ne lui avaient manqué depuis près de trente ans, et il ne faut pas trop s’étonner que sous le coup de si vives émotions cette nature irritable se soit épuisée avant l’heure.

Nous manquerions essentiellement à l’équité, si, après avoir indiqué les lacunes, les défaillances partielles de ce caractère complexe, nous en omettions les aspects sourians et sympathiques. Sous une enveloppe quelquefois un peu dure, et derrière cette misanthropie dont Thackeray semblait volontiers faire étalage, se cachait avec trop de soin peut-être une bonté dont ses amis ont pris soin de mettre au jour les irrésistibles preuves. En racontant plus haut les services par lui rendus à un de nos compatriotes, j’aurais pu ajouter, de science personnelle et certaine, qu’en mainte autre occasion il a paru vouloir s’acquitter envers nos artistes ou nos écrivains exilés de l’accueil fait parmi nous à sa personne et à son talent. J’en pourrais nommer, et des plus aimés, auxquels son patronage a été cordialement et spontanément offert. L’un d’eux s’est chargé de payer la dette de tous, un historien de talent que les hasards de la politique contemporaine ont porté au faîte du pouvoir pour le condamner ensuite à la peine forte et dure d’une longue expatriation. Les pages émues que M. Louis Blanc adressait naguère, sous le voile de l’anonyme, à une feuille quotidienne de Paris resteront ce qu’elles sont jusqu’à présent, la meilleure oraison funèbre de Thackeray. On y trouve, entre autres souvenirs attendris, une anecdote que nous nous garderons bien de déflorer en l’abrégeant, — celle d’une montre volée dans une réunion de spirites à l’un des confrères du romancier, et que celui-ci, par un acte de munificence anonyme, dont il faisait honneur aux u esprits, » se hâta de rem-

  1. «….. Sa mère, qui couchait au-dessus de lui, l’avait entendu vers minuit se lever et se promener dans sa chambre; elle ne s’en étonna pas autrement, ceci étant habituel à son fils lorsqu’il se trouvait indisposé. Cette fois les souffrances furent telles qu’elles déterminèrent sans doute un épanchement cérébral. Le lendemain, quand le valet de chambre de Thackeray vint déposer près de lui une tasse de café, son maître lui parut plongé dans un sommeil paisible, les bras étendus en dehors des couvertures. Quelques momens plus tard, il revint, et, surpris de voir que le dormeur n’avait pas touché à son breuvage matinal, il s’approcha du lit, et constata une mort qui déjà remontait à plusieurs heures. » Nous empruntons ces pénibles détails à la notice de M. T. Taylor.