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vivre aux dépens des associés fondateurs. Parmi ces derniers, les plus atteints furent le major C. Smyth et son beau-fils. Thackeray se trouva, sinon ruiné tout à fait, — il s’en est toujours défendu avec un soin extrême, — du moins placé dans une situation pécuniaire qui le réduisait à tirer de son travail les moyens de vivre selon ses goûts. Il fallait faire flèche ou de son talent de peintre ou de son talent d’écrivain. Rien ne l’autorisait à compter sur le premier; le second au contraire lui offrait des chances assez favorables. Ce fut ainsi que le dilettante en littérature devint un écrivain de profession.


II.

Les Aventures de Philip[1] ont dans l’œuvre de Thackeray la valeur d’autobiographie qui, parmi les romans de Dickens, appartient incontestablement à l’histoire de David Copperfield. Philip Firmin, fils d’un médecin renommé, vit jusqu’à vingt-cinq ans au sein d’une opulence menteuse et s’abandonne avec la sécurité la plus complète aux penchans de sa vive nature. Le monde n’a pour lui que des caresses, et ses défauts les plus marqués, — le sans-gêne de ses manières, la raideur inflexible de ses préventions, sa naïveté crédule, qui se transforme aisément, une fois détrompée, en méfiance aveugle, — y sont accueillis avec l’indulgence excessive que l’enfant gâté trouve chez sa mère. Du jour au lendemain, la scène change. Le père de Philip, abusant de la bonne foi des trustees auxquels revenait le soin de veiller sur la fortune laissée par mistress Firmin, a secrètement dissipé cette fortune. Engagé dans des spéculations ruineuses, il est forcé de quitter l’Angleterre et de renoncer à sa magnifique clientèle. Il ne reste à son malheureux fils qu’un nom flétri et quelques bribes à grand’peine sauvées de ce naufrage si complet. Philip, qui jusqu’alors poursuivait, sans y trop songer et en jeune homme indépendant, la carrière du barreau, n’est plus qu’un avocat sans causes et sans avenir. Il n’a de ressources réelles, — et ces ressources ne vont pas bien loin, — que son mince bagage d’university man. Quelques amis, en bien petit nombre, — mais éprouvés et dévoués, — lui ouvrent l’humble et aride carrière du journalisme, et c’est à Paris qu’il vient, en qualité de correspondant, faire ses premières armes. On voit du premier coup d’œil ce que l’ancien rédacteur du Constitutional a dû jeter de souvenirs personnels, de visées rétrospectives, dans ce récit à part, tout

  1. Publiées dans le Cornhill-Magazine en 1861. Voici le titre exact, qui ne nous semble pas dépourvu de toute signification : Adventures of Philip on his way through the world, shewing who robbed him, who helped him, and who passed him by.