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Nous ne garantissons pas que ce parallèle, assez exact pour le temps où il fut écrit, soit encore, à l’heure qu’il est, d’une irréprochable fidélité. Le niveau de la richesse a monté; les revenus de douze mille francs se trouvent réduits pour le moins d’un bon tiers; les titres nobiliaires, qu’on se dispute devant les tribunaux, semblent avoir recouvré quelque chose de leur antique prestige. Les commis d’agent de change sont fort bien reçus dans un certain monde qui ne dédaigne pas les barons, et à qui les peintres sont indifférens. L’atelier lui-même a changé, ce me semble, de physionomie. Écoutez plutôt. « — Le jeune artiste mène ici l’existence la plus facile, la plus gaie, la plus immonde (dirtiest) ! C’est à l’âge de seize ans probablement qu’il a quitté la province pour s’en venir à Paris. Ses parens lui paient un professeur et lui font une pension de mille francs. Il s’établit dans le quartier latin ou dans le nouveau quartier Notre-Dame-de-Lorette. On le voit d’assez bonne heure à l’atelier, où il travaille avec une vingtaine de compagnons aussi pauvres, aussi gais que lui. Chacun de ces gentlemen a sa pipe favorite, et les toiles se couvrent de couleur au milieu d’un épais nuage de fumée, avec accompagnement de calembours. Toutes les richesses de l’argot émaillent le dialogue, coupé çà et là de chœurs tumultueux, et l’on ne peut se faire une idée juste de ce tohu-bohu spirituel et grossier sans en avoir affronté les inconvéniens. »

Thackeray, quand il écrit tout ceci (1833), vient d’entrer dans sa vingt-troisième année. Il tâtonne encore, il cherche sa voie. Sa fortune lui permet de choisir, et la liberté du choix redouble ses hésitations. Il fit seulement, il écrit de jour en jour un peu plus. La renommée de Charles Dickens, qui s’étend de proche en proche, le distrait de sa peinture. Il parle des personnages de Pickwick et de Nicholas Nickleby en homme qui les a étudiés de près. Les héros de romans, quand il les trouve conformes à la vérité humaine, lui paraissent plus vrais, plus vivans que ceux de l’histoire. Cette idée, moins paradoxale qu’elle ne le semble, est développée avec esprit dans plusieurs de ces chapitres, jadis anonymes, qu’on a réunis à ses Miscellanées[1]. Entre les grands personnages qui représentaient sous George II les tendances intellectuelles de l’époque et les fantômes contemporains évoqués par l’imagination de Fielding, il n’hésite pas à trouver ceux-ci mieux établis dans le souvenir, plus solides, plus durables, plus réels que les premiers. « Lisez Smollet, s’écrie le futur émule de Fielding; vous y verrez vanter le style nerveux de Cooke, le goût délicat de Lyttelton, l’éloquence toute romaine de King, l’érudition profonde de miss Carter, qui la mettait de pair avec

  1. Huit volumes de la collection Tauchnitz.