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ma timidité juvénile, ma modestie ingénue ne m’auraient jamais permis, fût-ce dans mes plus secrètes pensées, de vous interpeller autrement que par votre nom de famille; quant à celui-ci (bien qu’il me semble devoir être passé sous silence), je me le rappelle parfaitement bien, — et aussi que votre respectable père était à la tête d’une brasserie[1]. »


En 1832, Thackeray mène chez nous une vie d’artiste, une existence dorée, qu’il racontera plus tard dans la préface d’un livre, d’un album précieux, gravé par M. Louis Marvy, et dont voici l’histoire. Ils s’étaient connus, Marvy et lui, à l’époque dont nous parlons. Après 1848, le graveur français alla chercher du travail à Londres; son ancien camarade d’atelier, devenu le romancier à la mode, s’employa fort activement en faveur de l’exilé volontaire. Il lui ouvrit l’accès de la précieuse collection où M. Baring a réuni les chefs-d’œuvre des principaux paysagistes anglais, depuis Gainsborough et Constable jusqu’à Creswick et Turner. Il fit plus, il trouva un éditeur à l’œuvre de l’artiste étranger; mais cet éditeur exigea pour chaque gravure une notice explicative signée par Thackeray, qui se trouva ce jour-là critique d’art un peu malgré lui, et de par un sentiment de cordiale bienveillance qui méritait bien, ce me semble, une mention honorable.

Mais ce n’est pas seulement dans la préface en question, c’est surtout dans un de ses derniers romans, les Aventures de Philip, qu’il faut chercher la trace de ces longs séjours faits parmi nous à diverses époques et dans des conditions très différentes. A peine sorti de tutelle et mis en possession d’une fortune évaluée à 20,000 liv. sterl. (500,000 fr.), Thackeray ne connaît d’abord que les douceurs et les splendeurs de cette ville à part, si hospitalière à qui lui demande des fêtes, si dure à qui lui demande du pain. Ses journées se passent au Louvre, ses soirées dans l’atelier ou dans les salons. Ce n’est plus Weimar, ce n’est plus la Saxe, c’est la bohème, mais la bohème sans misère et sans privations, le libre caprice et le libre travail, la camaraderie sans gêne, et aussi sans excès familiers, tempérée par les égards que l’on a volontiers pour une bourse bien garnie, la sécurité dans l’incertitude, le choix entre vingt carrières qui vous tendent les bras et semblent vous appeler à l’envi l’une de l’autre. À ce moment, le plus heureux de sa vie, Thackeray n’est pas en peine de sa destinée. Partout des appuis, partout des amis. Avocat s’il le voulait, peintre s’il réalisait son idéal, il est, en attendant, écrivain amateur, auxiliaire gratuit de telle feuille quotidienne, de tel magazine hebdomadaire ou mensuel. C’est là qu’au sortir d’une exposition de peinture il aime à déverser le trop-plein de son en-

  1. Roundabout Papers. — Notes of a Week’s holiday.