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garnie sur toutes ses parois de statues et de bas-reliefs moulés d’après l’antique. Goethe portait une longue redingote de drap gris, une cravate blanche, un ruban rouge à sa boutonnière. Son attitude était justement celle que Rauch lui donne dans sa statuette, les mains croisées derrière le dos : un grand éclat de teint, des yeux très noirs, très brillans, très pénétrans. Ils m’effrayaient un peu, je l’avoue, et je les comparais alors, — ce souvenir m’est encore présent, — à ceux du héros de Maturin, Melmoth, ou l’homme errant, qui nous faisaient tant de peur à nous autres jeunes cadets d’il y a trente ans... Si je ne me trompe, Goethe devait être encore plus beau à cette époque avancée de sa vie qu’il ne l’avait été en pleine fleur de jeunesse. Sa voix, richement timbrée, ne manquait pas de douceur. Je répondis tant bien que mal aux questions qu’il m’adressait sur mon propre compte, surpris tout d’abord et quelque peu soulagé de m’apercevoir qu’il parlait le français avec un assez mauvais accent. Vidi tantum. Je ne l’ai vu en tout que trois fois, lors de cette première réception d’abord, puis un jour qu’il se promenait dans le jardin de sa maison de Frauenplan. La troisième occasion me le montra, par une matinée de soleil, au moment où il allait monter dans sa voiture, coiffé d’une casquette et drapé dans un manteau à collet rouge. Cette fois-là il caressait la chevelure dorée d’une charmante petite fille à lui, cette pauvre Ulrique dont le frais visage est depuis longtemps caché, lui aussi, sous la poussière funèbre. Ceux d’entre nous qui recevaient des livres ou des écrits périodiques les lui faisaient passer aussitôt, et il examinait avec un soin curieux ces productions de la littérature anglaise. Le Fraser’s Magazine venait alors d’être fondé. Goethe s’intéressait, je m’en souviens, à ces admirables esquisses au trait qui parurent dans les premiers numéros de ce recueil, et qui représentaient les notabilités littéraires de l’époque. L’une d’elles cependant lui causa un vif mouvement de répulsion : c’était l’image quelque peu spectrale d’un de nos poètes les plus châtiés[1]. Mme de Goethe me raconta qu’il avait brusquement refermé le volume en s’écriant : « Voilà sans doute comment ils me représenteraient, moi aussi!... » Mais il n’avait rien à craindre, car on ne peut rien imaginer de plus majestueux, de plus serein que ce grand vieillard sur qui le mal semblait n’avoir aucune prise, soleil au déclin dans un ciel splendide, éclairant de ses reflets la petite ville de Weimar... Le respect dont ce patriarche littéraire était entouré par les membres de la maison régnante honorait ses maîtres tout autant

  1. Thackeray ne le désigne que par l’initiale R. Ce doit être Samuel Rogers, le banquier-poète.