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tout entier. Quant à l’ivrognerie, celui peut-être de tous les vices dont la vie de famille a le plus à souffrir, on ne la rencontre guère dans cette région.

Il n’est pas rare de voir les ménages d’ouvriers prendre en commun les distractions du dimanche. C’est un usage ordinaire l’été, à Saint-Claude notamment, de s’acheminer vers les fraîches et verdoyantes vallées des environs. Les ouvriers du Jura se marient de bonne heure, les jeunes gens, de vingt et un à vingt-cinq ans, les jeunes filles, de dix-huit à vingt. C’est là un fait qu’on aime à noter, car il est reconnu que plus les mariages sont tardifs, plus la démoralisation s’étend. On ne peut dire si les délais conseillés au nom de la prévoyance compenseront jamais les sacrifices imposés à la morale; mais ce qui est certain, c’est qu’une fois l’âge de la majorité légale dépassé, le nœud de l’ancienne famille se relâche de lui-même : les fils, s’ils n’ont pas en vue un mariage prochain, se dispersent comme un essaim altéré d’indépendance, et ils ne sont que trop exposés alors à contracter des habitudes funestes pour le reste de leur vie.

C’est peut-être dans l’horlogerie que le régime du travail tend le plus visiblement à maintenir les habitudes de la vie de famille. D’abord, cette industrie est celle qui s’est emparée des plateaux les plus élevés, de ceux où la neige encombre le plus longtemps les sentiers, isolant les habitations les unes des autres, obligeant chaque groupe réuni sous un même toit à se suffire à lui-même, à restreindre dans les communications du foyer domestique toutes les manifestations de la vie morale. C’est presque dès le mois d’octobre que commence cette séquestration périodique qui ne finit guère qu’en avril. Engloutie presque durant tout cet intervalle sous son blanc linceul, la maison ne se distinguerait pas des ondulations neigeuses du terrain environnant si de loin, à la chute du jour, on ne pouvait apercevoir du fond des vallées ou des flancs des coteaux que sillonnent les grandes routes sans cesse balayées par le chasse-neige, étinceler des fenêtres étroites, horizontalement percées sur toute la largeur de la muraille et au-devant desquelles sont placés les établis où travaillent les uns auprès des autres tous les membres de la famille. Les sévérités du climat se trouvent imposer ici en quelque sorte certaines traditions de la vie patriarcale. On ne se perd pas de vue, on s’occupe sous l’œil paternel, on ne quitte l’établi que pour se rapprocher soit d’une grande table à l’heure du repas, soit du foyer ranimé vers la fin des soirées les plus froides.

Loin de les rendre moins sociables, tout en contribuant à les rendre plus réfléchis, l’isolement ordinaire où demeurent les ouvriers de ces montagnes ne fait que les disposer plus favorablement pour les relations avec les autres hommes. Leur humeur est