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geux : chacun agit selon ses vues, isolément, et même, pourrait-on ajouter, un peu furtivement. Je ne voudrais pas affirmer qu’aujourd’hui encore tel fabricant ne prend pas la peine de porter lui-même ses lettres à la poste afin que personne ne connaisse le nom de ses correspondans. Dès lors le champ de la discussion se trouve très restreint, sinon tout à fait nul. Or, pour l’industrie considérée dans un centre quelconque, connue pour les divers élémens de la vie sociale, la discussion et le grand jour sont des conditions nécessaires au développement, à l’expansion, au progrès.

Que par suite de ces différences les rapports soient moins fréquens à Morez entre les patrons et les ouvriers, il faut le reconnaître; mais, loin de s’accuser en signes de défiance ou de jalousie, la séparation y semble provenir uniquement de la nature du travail. En revanche, s’il arrive un moment de crise commerciale, la fabrication se soutient plus longtemps à Morez qu’à Saint-Claude. Tandis qu’on s’évertue dans la première de ces villes à trouver des moyens de traverser la bourrasque, on paraît attendre tranquillement dans la seconde qu’elle disparaisse d’elle-même. Ne dirait-on pas que la patience, la résignation, qui convenaient jadis si bien dans le cloître, où se concentra durant de longs siècles tout le mouvement de la cité de Saint-Claude, survivent encore sous le régime de l’industrie émancipée? Peut-être aussi la matière même que mettent en œuvre les deux fabriques n’est-elle pas sans influence sur leur attitude respective. Cet arbre si lent à venir, ce buis qui compte par siècles les phases de son accroissement, n’est-il pas propre, sans qu’on y songe, à insinuer dans l’esprit l’habitude de l’attente, et je ne sais quelle répulsion instinctive pour l’ardente animation, pour l’intraitable inquiétude que suppose le plein développement de l’activité industrielle? Sans doute on ne se dit pas qu’on a du temps devant soi, comme en a l’arbre de la forêt, mais on s’abandonne aisément à l’idée que chaque jour suffit à son besoin. Là au contraire où l’homme s’attaque à des matières qui sortent en quelques heures de la fournaise enflammée, il doit se sentir plus porté à s’échauffer lui-même, à saisir le temps d’une main rapide et passionnée.

On ne s’étonnera point si |le mouvement envahissant des affaires réagit à Morez sur les relations du monde. Ces relations-là n’y tiennent effectivement aucune place dans la vie. Tandis que les hommes se voient journellement dans un cercle qui participe du caractère affairé de la cité, les femmes demeurent au logis, unique théâtre de leur existence. Est-ce là un legs de l’ancienne domination espagnole ou une infiltration des habitudes méridionales telles qu’on les rencontre dans nos départemens de la Provence? On ne saurait le