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incrédulité les résultats nouveaux et les recherches de première main, qu’on qualifiait de témérités de la critique allemande. Par ce dédain superbe, on se donnait un air de supériorité, et du même coup on excusait sa paresse d’esprit. L’homme voué à l’exposition, en effet, n’aime pas qu’on change ses partis-pris et ses phrases toutes faites. Moins soucieux du vrai que de la forme, ce qu’il voudrait, ce seraient des thèses convenues à la façon de la Chine, où l’on enseigne, dit-on, une fausse astronomie en la sachant fausse, parce qu’elle est celle des bons auteurs. L’Histoire universelle de Bossuet n’a plus, dans l’état actuel des études historiques, aucune partie qui tienne debout ; mais le livre est classique : tant pis pour l’histoire. Mommsen aura beau faire, il n’aura pas raison contre ce beau style et ces habitudes enracinées.

Je ne me plains pas qu’un tel esprit existe. Il est utile, nécessaire peut-être ; mais, selon moi, il a beaucoup trop envahi l’enseignement supérieur. Il en est résulté un véritable abaissement pour les recherches de première main. Toute culture qui tourne sur elle-même sans se renouveler dégénère forcément en déclamations de rhétorique. Il ne faut pas croire qu’un corps enseignant puisse impunément n’être ni peu ni beaucoup un corps savant. On enseigne mal ce dont on n’a pas le sentiment vif et direct. Un exemple rendra ma pensée. Les textes de l’antiquité sont venus jusqu’à nous à travers mille accidens qui en ont rendu la reconstitution dans une foule de cas douteuse et toujours pleine de difficultés. Les premières éditions des classiques, faites au XVe siècle, se bornant presque toutes à reproduire lettre pour lettre un seul manuscrit, étaient illisibles. Les éditeurs savans du XVIe siècle, hommes de goût et surtout préoccupés de faire jouir les anciens de la vogue qu’ils méritaient, voulurent donner au public des éditions où l’on ne s’aheurtât pas à chaque ligne contre des non-sens. Ils corrigèrent, parfois avec bonheur, mais souvent avec une effrayante hardiesse, voulant à tout prix que le texte qu’ils offraient au public fût net et clair. La comparaison de tous les manuscrits était alors impossible, et puis on était pressé ; il fallait répondre à la juste avidité que le public témoignait pour tant de chefs-d’œuvre. En réalité, pendant deux cents ans, les textes classiques que les écoles admirèrent et commentèrent furent des textes fort altérés, où les rhéteurs du bas-empire et les philologues de la renaissance avaient collaboré pour une bonne part. Quelle fut, dans le grand mouvement qui s’ouvrit en Allemagne vers la fin du dernier siècle, la méthode suivie par la critique ? La même que celle qu’on observa dans la restauration de l’art antique. Une foule de statues antiques avaient été, au XVIe siècle, réparées et retouchées, car ce qu’on se proposait à cette épo-