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ne plus connaître de rivaux. Tandis que sous une autre forme le tabac envahissait de plus en plus tous les rangs de la société, la poudre légère si estimée de nos grands-pères perdait de jour en jour de sa faveur. La tabatière cédait la place à la pipe, et on ne gardait guère que pour l’Amérique du Sud et pour l’Orient les nombreuses variétés où souvent le travail de l’ouvrier touche de si près à l’art[1]. Aujourd’hui à Saint-Claude c’est la pipe, la pipe en racine de bruyère, qui fournit au travail son principal aliment. La vogue dont jouissait le chapelet avant 1790 et la tabatière avant 1830 est passée toute entière, depuis cinq ou six ans, à ces pipes du travail le plus simple, d’une couleur rougeâtre, que la ville et la campagne ont également adoptées[2].

Les diverses matières servant à la tournerie sont d’abord préparées dans des ateliers mécaniques mus par des chutes d’eau, très nombreuses sur un sol aussi accidenté. Les appareils hydrauliques, dont le rôle grandit sans cesse, et dont le système a reçu les perfectionnemens les plus utiles depuis une trentaine d’années, sont employés à débiter le bois, à le couper d’abord en rectangle, puis à l’arrondir en ovale, à l’unir, à le polir, à le creuser, à le percer, à le ramener à des proportions qui varient suivant la destination de chaque morceau. Le tour circulaire, qui attaque la matière sans le moindre temps d’arrêt, a été substitué avec d’immenses avantages à l’ancien tour, dit tour à perche, où l’outil, sans cesse remonté et abaissé, ne coupait qu’en retombant. On redoutait à l’origine l’extrême rapidité de la roue; on craignait que le mécanisme aveugle, dont la vitesse ne diminue point alors même que la matière s’amincit et s’épuise, n’entraînât des accidens journaliers; mais les tourneurs se sont bien vite familiarisés avec le nouvel outillage qui leur épargne bien des fatigues et bien du temps. Le seul inconvénient réel de la tournerie en général résulte de la poussière fine et pénétrante volant de tous les côtés et remplissant la pièce où le travail s’opère, en dépit des meilleurs systèmes de ventilation.

Le traitement de la matière première dans les ateliers hydrauliques n’a pour objet, sauf quelques exceptions, que de préparer, d’ébaucher la besogne. De là le nom d’ébauchons donné aux petits

  1. L’examen des assortimens de tabatières destinées à l’Amérique du Sud pourrait donner une idée des mœurs de ce pays et du singulier contraste que tant de récits y ont dès longtemps signalés. Les articles sont en effet revêtus de peintures qui se rapportent presque exclusivement soit à des sujets religieux, soit à des sujets érotiques.
  2. La racine de bruyère a quelque chose de gras que le feu n’entame point, qui peut dispenser de garnir la pipe à l’intérieur, et qui ne communique au tabac ni goût ni odeur. On limite avec certains bois blancs, comme le sycomore, qui ne possèdent aucune de ses propriétés, et qu’on enduit d’une teinte rougeâtre facile à reconnaître d’ailleurs, parce qu’elle est plus foncée et plus égale que la couleur naturelle.