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cours sur la vaste étendue de la France, on arriverait à un nombre si considérable qu’il faudrait avoir recours, pour l’exprimer, à la métaphore employée par les Chinois : il y a autant de caractères dans notre langue que de poils sur le corps d’une vache. Telle n’est pas la tâche que doit s’imposer le lexicographe. Le but qu’il poursuit est de donner et d’expliquer tous les mots reçus par l’usage, sanctionnés par l’Académie. Cette langue pratique et littéraire est beaucoup plus riche qu’on ne le croit généralement, et le dictionnaire de M. Littré en offre la preuve. Quand on parcourt avec attention les premières livraisons de ce grand ouvrage, on est tout honteux de se trouver en face de mots très français dont on n’avait jamais entendu parler. Il y en a d’autres que l’on employait timidement, avec la conscience que l’on commettait une faute de langage et que l’on se réjouit d’apercevoir parmi ceux dont l’authenticité est bien établie. Tous ces mots d’ailleurs se présentent avec leur généalogie, leurs alliances et leurs états de service, dûment constatés par l’étymologie, les affinités avec les langues européennes et les exemples tirés des divers âges de notre littérature. Dans ce miroir, — ce specchio, comme dirait un Italien, — de la vraie langue française, apparaît, comme par l’effet d’une évocation, toute la série des transformations par lesquelles notre idiome a passé. On voit le radical poindre à l’extrémité de l’horizon, puis s’avancer toujours visible, toujours lumineux, malgré les échecs qu’il éprouve dans sa marche, pareil au fer rouge qui lance des étincelles sous le marteau qui le façonne. Un moment arrive où le métal incandescent se refroidit; la forme est irrévocablement donnée, et la pièce, limée, polie par les maîtres dans l’art d’écrire, vient s’ajuster à cet ensemble imposant qui s’appelle la langue française et celle de tous les lettrés du monde. Que les écrivains de notre temps, — ceux-là surtout qui produisent tant et si vite, — étudient ce trésor de notre langue; ils s’habitueront à la respecter, parce qu’elle est bien vieille, à l’aimer beaucoup, parce qu’elle est devenue belle et expressive malgré ses imperfections, et aussi à la ménager, car, à force de la surmener, ils lui feraient perdre, en la blessant, sa grâce, sa noblesse d’allure et sa vigoureuse franchise.


THEODORE PAVIE.