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qui sont des langues entièrement indépendantes de la nôtre et étrangères à la famille des dialectes romans ; mais, en dehors des patois et des langues parlés dans nos provinces, on trouve en France une foule de termes particuliers, véritables épaves des idiomes naufragés dont le souvenir même s’est perdu. Il serait utile de les recueillir, et peut-être, en les soumettant à une étude attentive, finirait-on par les rattacher à quelque langue connue; mais il faut se hâter : il y a de ces mots qui ne se disent plus que dans un canton, dans un village; quelques-uns se sont réfugiés dans une seule famille, et encore les vieillards qui s’éteignent négligent de les répéter aux générations présentes. On rencontre encore dans des localités fort éloignées des frontières des expressions étrangères, parfaitement reconnaissables, qui surgissent à la surface du langage populaire comme les blocs de granit entraînés dans les plaines par les torrens des montagnes; elles sont restées là à la suite du passage de troupes ennemies ou alliées, pareilles aux soldats déserteurs ou blessés qui se fixent après une campagne dans le pays où ils étaient venus pour combattre et s’y naturalisent. Ainsi le court séjour que firent en Anjou les compagnies espagnoles appelées par le duc de Mercœur au secours de la ligue a laissé sur les bords de la Loire plusieurs locutions qui appartiennent à la langue castillane[1]; d’autres, purement anglaises, ont été apportées aux mêmes lieux par les Plantagenets[2]; enfin il en est quelques-unes dignes d’être notées parce qu’elles sont des allusions à des faits historiques dont ceux-là mêmes qui les répètent n’ont aucune idée. Ainsi, dans les provinces de l’ouest, le laboureur désigne par le nom de nuée de Navarre les nuages chargés de grêle qui de loin en loin passent sur les campagnes en les ravageant. Nul doute que cette nuée de Navarre ne soit un souvenir des grandes compagnies conduites par Duguesclin en Espagne, et qui ravageaient les campagnes comme le lait la grêle sans y rien laisser que la ruine. Cet autre dicton : faire attendre une chanaanée de temps, n’est-il pas emprunté à la Bible, qui nous raconte la longue attente des Hébreux soupirant après la terre promise de Chanaan?

Si on faisait entrer dans un dictionnaire tous les mots qui ont

  1. Par exemple : arrocher une pierre, en espagnol arrojar una piedra; — faire caillade, se dérober sans bruit, faire l’école buissonnière, expression bien connue des écoliers, tirée de l’espagnol de callada (prononcez caillada), en secret et en silence. En Bretagne, on nomme la pêche de plein vent duresne, en espagnol durazno.
  2. A propos de ces mots étrangers qui se sont glissés dans notre langue, qu’il nous soit permis d’adresser une question à M. Littré. On trouve dans son dictionnaire beaucuit avec le sens de blé noir, sans indication d’origine. Ne serait-ce point l’anglais buckwheat (prononcez bokvit), d’où est tirée l’expression populaire de buckwheat-cake galette de blé noir? On trouve l’allemand buchweizen avec le même sens.