Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/875

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout naturel de dire il fuissait, comme il dit il périssait. Pour lui, les irrégularités demeurent comme non avenues : nous faisons, vous faisez, ils faisent, tel est son langage. Partant du même principe, l’homme des campagnes, qui ne sait pas le latin, a conservé par tradition la marque originelle d’une foule de mots défigurés par l’orthographe classique. Devinant par intuition le rapport intime qui existe entre escalier et échelle il dit obstinément une échale. S’il a tort au point de vue de l’usage, n’a-t-il pas raison au point de vue de l’étymologie? Est-ce sa faute si la langue française, à force de minauder et d’obéir aux caprices de la mode, s’est éloignée de ses origines au point qu’il faut un effort de l’esprit pour retrouver les plus simples et les plus manifestes?

Cette séparation entre le langage du peuple et celui des lettrés, qui commence à se produire vers le XIVe siècle, devint donc plus sensible à l’avènement de la renaissance. Les classes privées d’instruction ne purent suivre, dans le domaine agrandi de la littérature et des sciences, les écrivains qui créaient une langue à leur usage. Poètes et savans, philosophes et gais conteurs, tous remontèrent à l’envi vers les sources grecque et latine pour y puiser les termes dont ils avaient besoin, parfois pour y dérober des mots dont ils possédaient des équivalens tout aussi bons. Alors on vit entrer dans la langue française une quantité de noms abstraits et de qualificatifs de fantaisie empruntés au latin en dehors des radicaux qui avaient fait souche parmi nous. On eut des mots choisis, pris au cœur même des idiomes anciens, pour rendre toutes les nuances de la pensée; mais ces mots, reproduits sous leur forme étrangère, ne pénétrèrent point dans le langage usuel et populaire. Il y eut ainsi une double série d’expressions parallèles, s’appliquant l’une au sens positif et pratique, l’autre au sens philosophique et moral[1]. L’étude de l’antiquité avait provoqué l’introduction de ces néologismes, qui n’étaient en réalité que de nouveaux emprunts faits aux langues d’où la nôtre était sortie; mais ces adjectifs, ces noms latins que l’écrivain dilettante transplantait avec tant de joie dans son style tout émaillé de fleurs nouvelles arrêtaient tout court le lecteur illettré. Lorsque l’imprimerie vint donner des ailes à la littérature, ces néologismes se fixèrent plus solidement encore; la langue française eut alors son vrai printemps, une saison de rajeunissement et d’expansion dont les effets se firent sentir avec une puissance singulière. Les maîtres dans l’art d’écrire surent tirer de notre idiome, jeté dans

  1. Par exemple : cécité et aveuglement, virilité et force, enfance et puérilité, esclavage et servilité; pour les adjectifs : sénile, rural, domestique, agreste, belliqueux, tirés des substantifs senex, rus, domus, ager, bellum, qui n’ont point passé dans notre langue.