Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/874

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

louse ou dans telle autre ville du midi ? Au point de vue de l’histoire, nul ne peut le dire ; mais il est facile de deviner que la langue dominante eût été plus rapide, plus vive, plus sonore, se prêtant mieux que la nôtre à l’improvisation ; toutefois il lui eût manqué cette netteté, cette précision qui a fait la fortune de notre français moderne. Nous eussions parlé tout simplement une sorte de dialecte italien, plus ou moins perfectionné, et jamais nous n’eussions vu se produire cette belle littérature des trois derniers siècles.

Mais revenons à la langue française telle que l’avaient faite les écrivains du XVe siècle, qui sont les derniers représentans de l’époque archaïque. Elle a vieilli, et nous ne la comprenons presque plus, parce qu’une foule de mots alors en usage ont été bannis des dictionnaires. Elle avait d’ailleurs une syntaxe embarrassée qui répandait de l’obscurité sur la phrase. Avec le siècle suivant commence l’âge classique, ou, si l’on veut, l’âge actuel, car il se continue toujours en dépit des néologismes et de l’abandon de certains termes et de certaines formes tombés en désuétude. Rabelais, Amyot, Montaigne, Marguerite de Navarre, Olivier de Serres, Ambroise Paré, ont écrit dans une prose facile à entendre, de même que les vers des deux Marot, de Joachim du Bellay et de Ronsard se peuvent lire sans effort. Il s’en faut de beaucoup que ces prosateurs et ces poètes aient employé le même langage ; mais ils ont cela de commun que l’étude des lettres latines et grecques se fait sentir dans leurs ouvrages, où se trahit également l’influence de la littérature italienne. La langue a eu un réveil éclatant et subit ; elle a trouvé la distinction, la grâce qui lui manquaient. Il existe, à partir de ce moment, une classe de lettrés qui marchent en avant de la nation, et les populations ignorantes resteront en arrière avec leurs locutions romanes. Ces fautes de langage que l’on reproche aux habitans des champs[1] ont néanmoins presque toutes leur sanction dans les écrits des siècles précédens. Il serait étrange en effet que des gens illettrés se fussent donné le mot, — comme pourrait le faire une académie, — pour changer unanimement et à jour fixe la conjugaison d’un verbe, la prononciation ou l’orthographe d’un mot appartenant à la langue nationale. Dans les incorrections apparentes qui choquent nos oreilles de puristes, la logique rigoureuse se trouve toujours du côté du peuple, et c’est afin d’arriver à une régularité absolue que l’ignorant méconnaît les lois de la grammaire écrite. Ainsi, du prétérit je vécus, le paysan tira un verbe véquir, qui se déroule imperturbablement sous cette forme à tous ses temps ; il réduira à un type unique tous les verbes en ir, et il lui semblera

  1. Il s’agit ici des campagnes où l’on ne parle aucun patois proprement dit.