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de guerre qui sont les monumens de la gloire nationale, surgit une littérature populaire, toute d’invention et de fantaisie, qui ne relève que d’elle-même. Tandis que la langue ancienne se maintient dans la prose telle que le siècle précédent l’a faite, elle tend à s’assouplir, à innover, à s’enhardir dans la poésie : on dirait, pour me servir d’un vieux mot en usage sur les bords de la Loire, un enfant qui s’éberceille[1]. Ce qui frappe le plus à première vue dans les textes du xiii siècle, c’est qu’on y voit poindre déjà la prononciation qui s’est perpétuée dans les provinces; ainsi on disait alors campaigne oraige, déclairer, gaigner, etc. Nous avons quelque peine à considérer comme classique une prononciation qui sent si fortement les champs et les hameaux; mais il ne faut pas perdre de vue qu’au temps où un roi de France s’habillait de serge, l’instruction était peu répandue, et on parlait la même langue à la cour que dans la campagne. Il semble que cette parité de langage entre les grands et le peuple dura jusqu’à la fin du XIIIe siècle. Malgré les droits fort étendus que possédait le seigneur féodal, il ne se distinguait guère de ses vassaux par la culture de l’esprit. Qui songeait alors à l’étude des lettres hors des cloîtres? On était donc ignorant dans les châteaux presque autant que dans les villages, et l’instruction ne se répandit en France qu’à l’époque où les grands fiefs destinés à être absorbés par la royauté qu’ils menaçaient eurent des capitales qui devinrent des centres de civilisation. Dans ces temps-là d’ailleurs, on ne s’entretenait guère des choses de l’esprit, qui sont la philosophie, les arts et les sciences, et pour lesquelles il faut recourir à un langage choisi; mais dans les petites cours qui se formèrent vers la fin de la féodalité, le beau langage prit naissance avec la galanterie. Au retour des croisades, quand les imaginations, exaltées par les voyages, par les guerres lointaines et par la vue de l’Orient, commencèrent à goûter l’art et ses fantaisies, à rêver le luxe et la mollesse, il s’opéra dans les mœurs, et par suite dans la langue, toute une révolution. Les croisés avaient passé par le midi; ils avaient séjourné en Italie, à Venise, à Constantinople ; leur esprit gardait le souvenir de ces contrées si belles où tout rayonnait d’un vif éclat, monumens, langues et costumes. Dans ces pérégrinations aventureuses, inspirées par un sentiment pieux, trop souvent continuées par des motifs d’ambition, ils avaient perdu la naïveté et la simplicité du cœur. Aussi entre la dernière croisade et la renaissance, à mesure que l’ogive victorieuse du plein-cintre s’allongeait comme une flamme, tout étincelante de vitraux, on vit le domaine de la littérature s’agrandir de plus en plus. Depuis le Ro-

  1. Qui cherche à sortir de son berceau.