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par M. Ingres, elle a ce double tort d’amoindrir très injustement le mérite de l’élève et de fausser les principes de notre gratitude envers le maître. Si Flandrin n’avait su qu’imiter le grand artiste de qui il avait reçu des leçons, où seraient pour la gloire de M. Ingres l’intérêt sérieux et le profit? N’est-il pas plus honorable pour David d’avoir dirigé, chacun dans sa voie, Gros, Gérard, Girodet et M. Ingres lui-même que d’avoir traîné à sa suite tel ou tel plagiaire de sa manière? C’est un honneur aussi pour le peintre de l’Apothéose d’Homère d’avoir formé le peintre de Saint-Vincent-de-Paul, et cet honneur est d’autant plus grand que les exemples fournis au disciple ont, en instruisant celui-ci, moins dénaturé son propre sentiment, moins compromis l’indépendance de sa pensée. M. Ingres a pu transmettre, et il a en effet révélé à Flandrin les secrets de l’ampleur et de la finesse dans l’exécution, d’une correction sévère dans les formes. Flandrin a dû à son maître, il a reçu de lui une fois pour toutes l’intelligence de certaines traditions pittoresques, la science de l’art en quelque sorte, c’est-à-dire les moyens pratiques d’exprimer à souhait ce que l’esprit a imaginé, — de même qu’il a su profiter des enseignemens que lui offraient les anciens monumens de la peinture, depuis les images hiératiques des catacombes jusqu’aux chefs-d’œuvre du Vatican; mais il ne doit qu’à lui-même et au développement naturel de ses facultés cette grâce émue, cette onction dont le moindre de ses travaux porte l’empreinte. On serait mal venu à prétendre retrouver dans l’école d’où Flandrin est sorti les exemples de qualités pareilles, et l’erreur nous paraîtrait étrange de ne voir dans le peintre le plus profondément chrétien de notre temps qu’un copiste du maître dont le génie a le plus de conformité avec celui des artistes grecs, dont le pinceau continue surtout les fières coutumes du style antique.

Dira-t-on que, par la nature de ses aspirations et par la doctrine qu’il représente, Hippolyte Flandrin n’a été dans notre époque qu’un grand talent dépaysé, un continuateur personnellement habile, mais inutilement zélé de principes qui ont fait leur temps, d’un art en désaccord avec nos besoins actuels, avec les progrès qu’il s’agit d’entreprendre ou de poursuivre? Nous ne voulons pas nier la légitimité de ces besoins, nous acceptons quelques-uns de ces progrès, mais à la condition de discerner entre les tentatives qui peuvent renouveler les formes de l’art et celles qui ne tendent qu’à en matérialiser l’esprit, entre les hardiesses sincères et les provocations systématiques. Les titres de Flandrin ne seraient contestables qu’autant qu’on oublierait de faire cette distinction nécessaire, ou que l’on consentirait à reléguer parmi les croyances surannées le culte de l’idéal et du beau.