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courager le zèle ou en compromettre le développement : souffrances soigneusement cachées d’ailleurs, supportées par Hippolyte Flandrin avec autant de fierté que de résignation, et dont nul n’avait le secret, hormis celui qui les partageait alors avec lui.

En arrivant à Paris, les deux frères, nous l’avons dit, s’étaient fiés à l’avenir, au produit futur de leur travail bien plutôt qu’aux chétives épargnes qu’ils avaient apportées de Lyon. Malgré tous leurs efforts d’économie, ils avaient vu bientôt celles-ci s’épuiser, sans réussir encore à s’assurer quelques ressources au-delà de la journée présente, si même, toute tâche venant à leur manquer, ils ne se trouvaient, ce jour-là, réduits à la nécessité de se coucher à jeun ou de tromper leur faim par un semblant de nourriture acheté Dieu sait où et à quel prix. Pour comble de malheur, le premier hiver qu’ils eurent à passer à Paris était ce rude hiver de 1829 à 1830 dont on se rappelle encore la rigueur et la durée exceptionnelles. Le moyen de résister au froid, dont tant d’autres se préservaient à peine au coin d’un bon feu, dans une mansarde ouverte à tous les vents, et de conserver, sinon la santé, au moins la vie, dans cette atmosphère où ne brillait d’autre flamme que la lueur d’une petite lampe allumée pour le travail, quand par bonheur quelque marchand avait commandé une lithographie ou un dessin ? Le plus souvent, pendant les longs mois de ce rude hiver, les deux pauvres jeunes gens, pour ne pas mourir de froid, se réfugiaient dès cinq heures du soir dans l’unique fit qu’ils possédaient. Là, s’ils se sentaient assez riches pour sacrifier à leurs plaisirs quelques gouttes de l’huile qui ne se consumait d’ordinaire qu’afin d’éclairer les travaux dont dépendait leur pain, ils se lisaient alternativement l’un à l’autre les livres qu’ils avaient pu se procurer, s’entr’aidant ainsi contre l’oisiveté, contre la souffrance physique, et tâchant d’acquérir l’instruction dont leur enfance avait été privée.

Ce fut à ces lectures, continuées ensuite à Rome avec plus d’application encore et plus de méthode, qu’Hippolyte Flandrin dut presque uniquement ce qu’il savait en dehors de l’art et des questions pittoresques. Or, si tardive qu’elle eût été, si incomplète même qu’elle fût demeurée à quelques égards, cette éducation toute personnelle avait, sur certains points, une profondeur et une sûreté que ne donnent pas toujours plusieurs années d’humanités dans les collèges. Sans doute, chez Flandrin, comme chez la plupart des peintres éminens, les instincts étaient par eux-mêmes assez forts pour embrasser plus d’un objet, assez souples pour se mouvoir dans le domaine des choses de l’esprit avec la même aisance que dans le cercle des vérités palpables ; mais l’étude et la réflexion avaient beaucoup ajouté à ces aptitudes innées, et converti en une rare