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bles, si l’Angleterre ne possédait dans ses libertés, dans l’éveil et l’activité des individus, le remède à tous les maux. C’est en Allemagne que le régime des universités porta des fruits merveilleux. On peut dire que l’Allemagne a fait dans l’ordre des choses de l’esprit ce que l’Angleterre a fait dans l’ordre politique. L’Angleterre a tiré de la féodalité, ailleurs insupportable et tyrannique, la constitution la plus libérale qui ait jamais existé. L’Allemagne a tiré des universités, ailleurs aveugles et obstinées, le mouvement intellectuel le plus riche, le plus flexible, le plus varié, dont l’histoire de l’esprit humain ait gardé le souvenir. La division de l’Allemagne en petites principautés et l’esprit particulier du luthéranisme, plus doux, plus tolérant, plus dégagé que le calvinisme des symboles absolus, produisirent, en ce qui concerne la science libre, des résultats admirables et un mouvement intellectuel dont les renaissances du XIIe et du XVIe siècle n’approchèrent pas. Pendant que la France, avec ses gens du monde et ses gens d’esprit, créait la philosophie du XVIIIe siècle, expression dernière d’un bon sens superficiel, sans méthode, sans possibilité de progrès, l’Allemagne, avec ses docteurs, créait l’histoire, non l’histoire anecdotique, amusante, déclamatoire ou spirituelle, dont la France avait fort bien eu le secret, mais l’histoire envisagée comme le parallèle de la géologie, l’histoire recherchant le passé de l’humanité, de même que la géologie recherche les transformations de la planète. Il fallait d’abord reconstituer les textes anciens, dont les critiques du XVIe siècle, hommes admirables pour la plupart, mais condamnés à une œuvre trop hâtive, avaient supprimé les difficultés et souvent altéré les détails. Il fallait découvrir des sources nouvelles, principalement par l’étude de l’Orient; il fallait surtout interpréter les témoignages antiques, en peser la valeur, en discuter l’authenticité, se placer dans le milieu intellectuel où vivait l’écrivain et où se formèrent les traditions, pour les contrôler et les comprendre. Voilà ce que l’Allemagne fit ou refit dans vingt écoles savantes avec une suite, une persistance, une pénétration admirables. Certes la France y avait amplement contribué. D’abord, dans sa grande période scientifique, de François Ier à Louis XIII, elle avait, comme je l’ai déjà dit, préludé à ce que l’Allemagne réalisa plus tard. Même au XVIIIe siècle, l’Académie des inscriptions et belles-lettres compta cinq ou six hommes vraiment éminens, qui fondaient la critique à leur manière, manière en un sens supérieure à celle de l’Allemagne; mais ils étaient isolés. En fait de critique, le plus spirituel des hommes ne sortait pas des contre-sens naïfs ou puérils de la vieille école. Voltaire ne comprenait ni la Bible, ni Homère, ni l’art grec, ni les religions antiques, ni le christianisme, ni le moyen âge. Il faisait une œuvre admira-