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qu’il ait dans sa jeunesse à vaincre la misère par le travail, quel qu’il soit, dans son âge mûr à s’acquitter de tâches d’autant plus hautes que son talent lui-même s’est élevé en proportion des tâches accomplies, — plus de timidités ni d’incertitudes. Chaque entreprise résolument tentée est conduite et surveillée avec une sévérité impitoyable; chaque jour amène un ardent effort vers le mieux, chaque heure qui s’écoule dans l’atelier ou sur les échafaudages d’une église est un hommage rendu par le chrétien convaincu à la vérité évangélique et par le peintre à la dignité de son art.

En racontant la vie d’Hippolyte Flandrin, nous voudrions faire ressortir ce contraste entre l’obscurité voulue, l’extrême simplicité d’une existence qui s’est dérobée presque tout entière au monde et l’éclatant succès des travaux qui l’ont remplie. Hélas! nous n’avons plus à garder maintenant la réserve qui nous était imposée à une autre époque[1]. La mort nous donne le droit d’écarter des voiles que nous avions d’abord à peine osé soulever, et de louer tout haut des mérites que récemment encore il eût été indiscret d’ébruiter. Je me trompe : même aujourd’hui, ce n’est pas du bruit qu’il faut essayer de faire autour d’une aussi chaste mémoire. On la profanerait presque en l’abordant avec trop de zèle, en s’interposant entre cette vie même et l’éloquence des enseignemens qu’elle nous lègue. Le mieux sera de la raconter sans commentaires ou plutôt de la laisser se raconter elle-même, de la laisser parler. Puisse ce fra Angelico de notre âge, par la candeur de l’âme et des mœurs comme par le caractère des inspirations, apparaître dans sa force paisible, dans le doux rayonnement de ses vertus, et demeurer à l’avenir environné de la double auréole qui couronne dès à présent pour nous les souvenirs d’une vie invariablement pure et d’un admirable talent !


I.

Jean-Hippolyte Flandrin, né à Lyon le 23 mai 1809, était le second de trois frères qui tous s’adonnèrent à la peinture, et le quatrième de sept enfans, dont le seul qui survive aujourd’hui est M. Paul Flandrin, un de nos paysagistes les plus justement estimés. Son père, après quelques essais pour prendre rang parmi les peintres d’histoire ou de genre qui composaient ce qu’on appelait alors l’école de Lyon, avait dû renoncer même à l’ambition modeste d’entrer un jour en rivalité avec les Richard et les Révoil. Pour vivre et pour faire vivre les siens, il s’était réduit à la profession

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1859.