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J’ai voulu faire connaître le Secreta fidelium Crucis de Sanuto et le nouvel esprit des croisades au XIVe siècle. À la fin du XIe siècle et au commencement du XII, les croisades étaient toutes religieuses et chevaleresques. Elles deviennent bien vite ambitieuses et usurpatrices. La prise de Constantinople en 1204, au XIIIe siècle, est le signe du nouvel esprit ; mais ce nouvel esprit, qui conquiert sur les faibles, c’est-à-dire sur les Grecs, ne peut pas défendre contre les forts, c’est-à-dire contre les Turcs, l’empire qu’il a usurpé. Tout le XIIIe siècle est employé en expéditions ambitieuses et romanesques, mais impuissantes, et qui ne servent ni à relever l’Orient chrétien des coups destructeurs que lui ont portés les Sarrasins d’Egypte, ni à défendre l’Occident des coups que lui préparent les Turcs de l’Asie-Mineure. Au XIVe siècle, un nouvel esprit se manifeste dans les rapports entre l’Orient et l’Occident. Ces origines de la question d’Orient, pour parler le langage de nos jours, nous la montrent plus pacifique que guerrière ; elle est une question de propagande pacifique et savante avec Raymond Lulle et une question de commerce et d’économie politique avec Marino Sanuto. Cependant, quoique l’intérêt commercial et politique semble l’emporter sur la foi chrétienne, la pensée religieuse des croisades survit à toutes ces transformations ; elle survit dans le peuple et dans les poètes ; elle survit dans la papauté, qui jusqu’à la fin du XVIe siècle cherche à ranimer l’ardeur des expéditions en terre sainte ou contre les Turcs ; elle survit même dans les économistes comme Sanuto, qui sont à la fois très pieux et très calculateurs, qui traitent des routes de commerce à fermer et à ouvrir, et qui en même temps, dans leurs exhortations aux princes chrétiens, s’écrient « qu’il faut reconquérir la terre sainte, parce que c’est dans la terre sainte qu’est la vallée de Josaphat, où Dieu doit venir juger les morts et où il a créé et racheté le genre humain : » tant il est vrai que dans cette question d’Orient, où l’on croit aujourd’hui qu’il n’y a en jeu que des intérêts de politique et d’ambition, il y a, et cela même encore de nos jours, un fonds de pensées religieuses que personne ne peut étouffer ! Les lieux saints restent sacrés, et la fraternité que nous avons avec les chrétiens d’Orient en dépit des divisions et des répugnances ecclésiastiques, cette fraternité qui se ravive et s’échauffe par les souffrances et les persécutions qu’ils endurent, tout indique que la pensée religieuse ne peut pas ne point avoir sa place dans la question d’Orient, et qu’elle doit, mieux que la politique, aider à son dénoûment.


Saint-Marc Girardin.