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trées et un autre soleil. Que reste-t-il de Stratford, par exemple, dans la mise en scène d’Hamlet, de Roméo et Juliette, de la Tempête? Rien qu’un sentiment général d’admiration pour la nature; mais les détails, la lumière, les couleurs ont changé. Dans Hamlet, on entend siffler sur les remparts d’Elseneur un vent glacé, le vent de la Mer du Nord, qui ne s’est jamais abattu sur les riantes prairies du comté de Warwick. Dans Roméo et Juliette, ce n’est pas le vulgaire pommier des vergers anglais, ce sont les orangers et les grenadiers en fleur qui parfument le jardin où les deux amans se parlent de leur amour, et, du balcon où ils se font leurs adieux, ce ne sont pas les vapeurs matinales des bords de l’Avon, c’est la chaude aurore du midi qu’ils aperçoivent. La Tempête aussi nous emporte, bien loin de Stratford, au milieu des splendeurs du climat des tropiques.

Ainsi font les grands poètes. Ils voient la nature au milieu de laquelle ils vivent, ils l’aiment, ils en comprennent la beauté; mais ils vont au-delà, et ils y ajoutent quelque chose par la puissance de leur imagination. Le poète qui copie simplement la réalité n’est pas plus un grand poète que le peintre qui prend ses paysages tout faits autour de lui, sans y mettre la marque de l’art, n’est un grand peintre. On n’a du style et du génie qu’à la condition de ne pas voir la nature avec les yeux du vulgaire et de ne pas prétendre uniquement au facile mérite de la ressemblance. Homère, Virgile, Dante, Milton, sans altérer jamais la physionomie vraie des pays qu’ils décrivent, n’en saisissent que les grandes lignes et les grands aspects, de même qu’un Van Dyck, un Velasquez, un Raphaël s’attachent bien plutôt, dans leurs portraits, à rendre le caractère, l’expression, le sentiment de la figure humaine qu’à en reproduire minutieusement les moindres détails. Shakspeare, si différent que soit son génie du génie classique, suit instinctivement la même loi, qui est la loi du grand art. Il voit et il comprend la réalité, mais il ne s’y asservit pas. Du fond de la contrée rustique qu’il habite, du milieu de ces prairies toujours vertes plantées de chênes et coupées de ruisseaux, du sein de cette campagne qui parle à son cœur et qui caresse ses yeux, il entrevoit des horizons plus vastes, et il s’arrache à ce que la nature matérielle lui montre pour aller chercher ce que devine son imagination. Stratford reste toujours l’oasis préférée, le lieu où l’âme du poète aime à se recueillir et à se replier sur elle-même : c’est là qu’il est heureux de vivre, c’est là qu’il laisse couler ses jours, c’est là qu’en disant adieu à cet aimable pays on se plaît à replacer la figure souriante de « l’aimable Will; » mais il y a une partie de lui-même que ne contient pas ce petit coin de terre. A une imagination insatiable comme la sienne, il faut une patrie moins limitée que la patrie terrestre; cette patrie, c’est l’idéal.


A. MÉZIÈRES.