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tant, dont la naissance était peut-être une faute, et il lui fait épouser non un habitant de Londres, mais un des hommes pour lesquels il a dû avoir le plus d’estime et d’amitié, le docteur Hall, le plus habile médecin de Stratford. Que de liens le rattachent alors à sa ville natale, et comme il a tout préparé pour son retour définitif! Aussi en 1600 s’établit-il complètement à Stratford, où il marie également sa seconde fille Judith, et où il pouvait espérer encore de longues années de repos, si une fièvre pernicieuse ne l’avait emporté prématurément, à l’âge de cinquante-deux ans.

Toute cette conduite atteste de la part de Shakspeare un profond attachement pour la petite ville où il est né. On voit en outre, par ses nombreuses acquisitions et par les termes de son testament, combien il est préoccupé de se créer un domaine, de l’arrondir, de le transmettre intact à ses descendans, et de faire souche de propriétaires fonciers. Ce grand esprit, qui ne prend aucune précaution pour assurer la publication de ses œuvres, qui meurt sans s’être même donné la peine de les réunir, règle avec un soin minutieux la distribution de sa fortune. A sa plus jeune fille Judith, moins bien mariée que l’aînée, — elle avait épousé un cabaretier, — il ne laisse guère que de l’argent. A Susanna au contraire il laisse toutes ses propriétés, en ordonnant qu’après sa mort elles ne soient point divisées, mais qu’elles appartiennent toutes à celui de ses fils qui aura une postérité, et qu’elles passent ainsi de mâle en mâle dans la ligne directe, sans jamais se partager. Recommandations inutiles! l’espoir du poète ne se réalisa point. Susanna n’eut qu’une fille, lady Barnard, qui mourut sans enfans. Judith eut trois fils; mais comme tous trois moururent également sans enfans, au bout de quarante-quatre ans il ne restait plus un seul descendant direct de Shakspeare. Les seules personnes qui aient aujourd’hui la prétention d’appartenir à sa famille descendent de sa sœur, Mme Hart. Pourtant, si son dernier vœu n’a pas été exaucé, du moins ce vœu fournit-il un argument de plus en faveur de son attachement au sol natal. Non-seulement il quitte Stratford malgré lui, à son corps défendant, non-seulement il y revient aussi souvent qu’il le peut, sans jamais consentir à faire d’autres voyages que ceux qui l’y ramènent, non-seulement il s’y retire définitivement, à l’âge de quarante-quatre ans, en pleine gloire, avec l’espérance d’y vivre de longues années, et sans regretter ni ses plaisirs, ni ses relations intellectuelles, ni ses triomphes de Londres: mais il veut que ses enfans y demeurent, y perpétuent sa famille, et pour ne pas leur laisser de doute sur ses intentions, il les y attache à tout jamais par le lien de la propriété.

Quel pouvait donc être le charme d’une petite ville du comté de Warwick pour le grand écrivain qui avait vécu au milieu de la so-