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de Shakspeare nous font entrevoir quelque chose de ses sentimens et de sa vie. Aller au-delà, ce serait trop oser; rester en-deçà, ce serait nous interdire bien sévèrement toute curiosité et tout essai de sagacité littéraire. En prenant les mêmes précautions, en se gardant de l’exagération et du dogmatisme, ne peut-on pas, par un procédé analogue, saisir quelques rapports entre les œuvres du poète et le lieu où il est né? Si Shakspeare a mis dans son théâtre un reflet de sa vie, n’y a-t-il j)as mis aussi un reflet de son pays natal? C’est là le problème que j’ai cherché à résoudre, pendant tout mon séjour à Stratford, sans me dissimuler l’extrême délicatesse du sujet et sans prétendre hasarder autre chose qu’une opinion probable.

Il y a d’abord dans cette question un premier point très curieux et très important à établir : c’est le profond attachement de Shakspeare pour le coin de terre où il est né. Il se distingue de tous les grands poètes anglais par son humeur sédentaire. Chaucer voyage, Spenser voyage; Milton visite la France, l’Italie, et passerait même en Grèce, si le bruit de la révolution ne le rappelait à Londres; Byron promène son scepticisme et son orgueil à travers l’Orient. Shakspeare seul n’éprouve aucun désir de quitter le sol natal. Quelques critiques ont prétendu qu’il avait vu l’Italie, parce qu’on rencontre dans ses pièces, avec beaucoup de mots italiens, des scènes d’une couleur italienne, comme s’il n’avait pu apprendre les mots dans la société élégante et instruite au milieu de laquelle il vivait, et comme si sa puissante imagination, aidée de quelques livres et de quelques récits de voyageurs, n’avait pu se représenter fidèlement le ciel de la péninsule. On a dit aussi, mais sans l’ombre d’une preuve, que peu de temps avant la mort d’Elisabeth il faisait partie d’une troupe de comédiens que Jacques Ier avait invitée à donner des représentations à Edimbourg. Ce qu’il y a de plus probable, c’est qu’excepté les bords de la mer aux environs de Londres, et notamment la fameuse falaise de Douvres, si bien décrite dans le Roi Lear, il ne connaissait d’autre pays que la route de Stratford à Londres et les environs de Stratford. Sa ville natale a été le centre de sa vie, le point vers lequel convergeaient toutes ses pensées d’établissement et d’avenir, comme le prouve tout ce qu’on sait de sa biographie. Il en est sorti le plus tard possible, il y est revenu chaque fois qu’il l’a pu, et il s’y est fixé, pour n’en plus sortir, le jour où il s’est trouvé assez riche pour se passer du théâtre.

Si l’alderman John Shakspeare n’avait mal administré sa fortune, s’d n’avait été dépouillé de ses fonctions municipales et poursuivi par ses créanciers, si le propriétaire de Charlecote, sir Thomas Lucy, n’avait été jaloux de sa chasse, peut-être le jeune William n’aurait-il jamais quitté Stratford ni écrit ses pièces : du moins sa conduite le fait-elle supposer. Lorsqu’en 1578 son père, jusque-là dans l’ai-