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que l’art du poète dramatique est de s’identifier avec les personnages les plus divers, de s’oublier lui-même pour épouser les passions et les sentimens les plus opposés aux siens, que personne n’a jamais possédé ce don mieux que Shakspeare, et que, si l’on voulait conclure de la vérité de ses portraits que ces portraits lui ressemblent, il faudrait lui prêter la physionomie d’Iago, d’Edmond de Gloster, de Richard III, aussi bien que des traits plus nobles, puisque assurément il n’a pas exprimé la méchanceté avec moins de vraisemblance que la mélancolie ou la modération,. Et cependant, si, au lieu d’affirmer catégoriquement, on se borne à avancer, sous la forme d’un doute, comme une simple hypothèse et non comme une certitude ce qui paraît probable, n’est-il pas permis de supposer que le poète a mis dans Hamlet, qu’il a retravaillé trois fois, quelques-unes des pensées qui formaient sa nourriture habituelle et comme le fond de son âme? Ne peut-on pas soupçonner aussi qu’écrivant la Comédie des Méprises peu de temps après son arrivée à Londres, à une époque où il connaissait à peine le monde, laissant derrière lui, à Stratford, une femme plus âgée que lui de huit ans et peut-être inquiète des tentations auxquelles sa jeunesse, sa bonne mine et sa profession de comédien allaient l’exposer, il a voulu répondre à quelques scènes de jalousie domestique ou à quelques reproches immérités par les leçons que donne Lucienne à sa sœur Adrienne? Enfin tout est-il arbitraire et de pure fantaisie dans les rapports qu’on découvre à première vue entre le caractère du prince Henri et ce que nous savons de celui de Shakspeare ? Est-ce sans fondemens que l’égalité d’humeur du prince, sa facilité à jouer tous les personnages, son goût pour la plaisanterie et ses instincts sérieux, la bonne grâce avec laquelle il accepte les compagnies les plus diverses, depuis celle des habitués de la caverne d’East-cheap jusqu’à celle des plus graves conseillers du roi son père, font penser à la sérénité ordinaire du poète et à cette merveilleuse souplesse de son esprit qui le met à la fois de niveau avec les plus grands seigneurs de l’Angleterre, — un Essex ou un Southampton, — et avec les plus petits bourgeois de Stratford? La vie du prince, coupée en deux, livrée d’abord aux plaisirs, puis aux affaires, ne rappelle-t-elle pas aussi l’idée différente que les traditions d’une part, les documens officiels de l’autre, nous donnent de la jeunesse et de la maturité de Shakspeare?

Les conjectures, qui sont irritantes quand elles s’imposent, parce qu’on en sent tout de suite les côtés faibles, offrent donc quelque intérêt et même une sorte d’attrait, pourvu qu’on n’en dissimule pas l’insuffisance sous des formes dogmatiques et qu’on les propose comme de simples probabilités, sans les affirmer comme des vérités démontrées. Dans cette mesure discrète, on peut dire que les œuvres