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qui se tient en quelque sorte en dehors de ces mouvemens passionnés? A côté du poète et de l’enthousiaste qui s’identifie avec les deux amans, ne reste-t-il pas en lui l’homme d’esprit qui se moque de leurs folies par la bouche de Mercutio et le sage qui les juge par la bouche de frère Laurent? Ce qui se passe ici se passe dans tous ses drames. La raison y surveille et y contient toujours l’imagination. Les esprits systématiques qui ne veulent voir dans Shakspeare qu’une faculté maîtresse ne voient qu’une face de son génie. Pour le connaître tout entier, il faut aussi découvrir en lui le sage, le philosophe, l’homme pratique. C’est cette seconde face de son génie que mettent en lumière ses nouveaux biographes en confirmant par des faits authentiques, par l’histoire précise et détaillée de sa vie, une opinion que la seule lecture de ses œuvres avait déjà inspirée aux critiques sérieux.

Les travaux récens dont la vie de Shakspeare a été et sera longtemps encore l’objet nous apprennent beaucoup de choses importantes. Peuvent-ils cependant nous apprendre tout ce qu’il nous est possible de savoir? Les lieux eux-mêmes, les lieux où a vécu le poète n’ont-ils pas à nous dire quelque chose de plus que les livres? J’avoue que c’est là la première question que je me suis posée en arrivant à Stratford. Si chaque année des milliers de curieux vont visiter la patrie de Shakspeare, si des Américains du nord et du sud, beaucoup d’Allemands, trop peu de Français, des Italiens, de Grecs, des Turcs même, ont été attirés en 1864 par le jubilé, entreprend-on un tel voyage uniquement pour le plaisir un peu stérile de voir la maison où Shakspeare est né et les fondations de celle où il est mort? Les plus intelligens d’entre eux ne se proposent-ils pas un but plus élevé? n’arrivent-ils pas avec l’espérance d’apprendre sur place à mieux connaître et à mieux comprendre leur écrivain favori? Les gens sérieux ne font guère de pèlerinage au lieu de naissance d’un grand homme sans ce désir secret qu’ils ne parviennent pas toujours à satisfaire. Ici leur espoir se réalise-t-il ? quittent-ils Stratford avec quelques lumières qu’ils n’avaient pas en y arrivant?

J’avoue que je suis tenté de répondre affirmativement, à la condition qu’on n’exagère pas ma pensée et qu’on la laisse dans la mesure où je vais essayer de l’exprimer. Rien ne me paraît plus dangereux que les conjectures littéraires affirmées comme des vérités. Quand je vois des critiques absolus déclarer qu’ils retrouvent les traits du caractère de Shakspeare ou les souvenirs de sa vie dans quelques-unes de ses pièces, quand je les entends soutenir qu’il s’est peint lui-même dans Hamlet ou dans le prince Henri, ou qu’il a fait allusion dans ses Méprises à ses démêlés avec sa femme, je ne puis pas m’empêcher de protester contre leur prétention en leur rappelant