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et de boîtes qui circulent en Angleterre sous le titre de reliques de Shakspeare. Suivant une autre tradition fort ancienne, mais toujours compromettante pour la mémoire du poète, dans ses fréquens voyages entre Stratford et Londres, il aurait eu l’habitude de s’arrêter à Oxford dans une auberge tenue par un certain Davenant; il aurait trouvé là une hôtesse jolie et aimable, il se serait fait aimer d’elle et il aurait eu d’elle un fils, sir William Davenant, le dramaturge de la restauration, qui aurait accrédité le bruit public en ne se défendant pas de cette origine et en témoignant quelque vanité de passer pour le fils d’un si grand homme.

Il y a une remarque curieuse à faire à ce propos. Certaines traditions locales, qui se rapportent presque toutes à la jeunesse de Shakspeare, le représentent comme un jeune homme violent, peu maître de lui, dominé par ses passions. Les documens positifs au contraire, documens nombreux maintenant et qui le deviennent chaque jour davantage, grâce à la patience et à l’industrie de ses biographes, font de lui, pendant son âge mûr il est vrai, durant la seconde période de sa vie, le plus raisonnable et le plus avisé des hommes. Les légendes lui prêtent quelques extravagances, tandis que les archives de Stratford ne lui attribuent que des actes de sagesse. Si on en croit les unes, il a trop aimé le plaisir; d’après les autres, c’est un père de famille prévoyant et habile qui, avec une prudente économie, transforme les bénéfices que lui rapporte le théâtre en propriétés solides, en biens au soleil, et qui veut conquérir, pour lui et pour les siens, la considération qu’obtient toujours en Angleterre la richesse territoriale.

Tout cela n’est contradictoire qu’en apparence. Le même homme peut avoir une jeunesse orageuse et une maturité pleine de raison. Une nature puissante peut concilier des passions vives avec un grand fonds de bon sens et de sagesse pratique. Sans même distinguer deux périodes dans la vie de Shakspeare, rien ne nous empêche de croire qu’il a été à la fois ardent et sage. Ce double aspect de son caractère répond d’ailleurs exactement au double jugement que nous devons porter de son génie. On ne le comprend qu’à la condition de reconnaître la force de sa raison au moment même où l’on est le plus frappé de l’abondance de son imagination. Si celle-ci se déploie librement et avec une merveilleuse souplesse, elle n’en est pas moins tenue en équilibre par la faculté contraire, qui, du milieu de son essor le plus hardi, la ramène impérieusement vers la région plus humble de l’ordre et de la mesure. Quand le poète décrit l’amour aveugle de Roméo et de Juliette, lorsqu’il trouve pour le peindre ce qu’il y a de plus brûlant dans la passion et de plus lyrique dans l’imagination, se laisse-t-il absorber par la peinture d’un sentiment si violent? N’y a-t-il pas une partie de lui-même