Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/727

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par-dessus les échaliers, comme on dit en Normandie, au milieu des grands bœufs paisibles assis à l’ombre ou paissant au soleil, qui vous fera découvrir à chaque instant des maisons ou des fermes cachées dans un pli de terrain et noyées dans la verdure, va vous conduire au cottage où demeurait la femme de Shakspeare ; cet autre, plus régulier, vous mène, entre des haies épaisses que dépasse la tête des ormes, au parc de Charlecote, qui rappelle la plus célèbre aventure de sa jeunesse.

Anne Hathaway, fille d’un cultivateur, habitait, au petit village de Shottery, à un mille de Stratford, un cottage aujourd’hui d’apparence plus que modeste, autrefois moins misérable et surtout plus étendu, quand le jeune William, qui n’avait pas encore dix-huit ans, la connut et l’aima, quoiqu’elle fût de huit ans plus âgée que lui. Sur le chemin du hameau, au hameau même, tout parle de Shakspeare. Voilà le sentier qu’il suivait, lorsque, le cœur plein d’amour, plus amoureux peut-être que prudent, il allait voir à la dérobée celle qui devait être sa femme. Voilà le banc maintenant vermoulu où il s’asseyait près d’elle. Voilà le puits d’où elle tirait de l’eau pour le désaltérer. Dans l’intérieur de la maison, voilà le vaste manteau de la cheminée, sous laquelle les deux amans venaient s’entretenir à voix basse pendant qu’Anne préparait le repas de la famille. Voilà le lit monumental, fit en bois sculpté et à colonnes, qui s’est transmis de génération en génération, où est née la mère des enfans de Shakspeare. Cette femme qui vous parle et qui, en costume de paysanne, vous fait les honneurs de la maison, descend en droite ligne de la famille Hathaway. Sa bisaïeule portait encore un nom désormais inséparable du grand nom du poète.

Le parc de Charlecote ne réveille pas d’aussi poétiques souvenirs. Il rappelle seulement une escapade qui a peut-être influé plus que toute autre chose sur la vie de Shakspeare, puisqu’elle l’a sans doute décidé à quitter Stratford pour Londres. Une ancienne tradition lui fait jouer le rôle de braconnier dans ce vieux domaine des Lucy, qui leur appartenait, dit-on, avant la conquête et qui leur appartient encore aujourd’hui. On raconte qu’il y a tué un daim en contrebande, qu’il a été surpris par les gardes forestiers de sir Thomas Lucy, que, pour se venger du traitement sévère qu’il aurait subi en cette occasion, il a écrit contre ce seigneur une ballade qu’il est allé afficher lui-même à la porte du manoir, et que, craignant d’être poursuivi et d’avoir à rendre compte de la violence de ses vers, il s’est réfugié dans la capitale. Cette légende, très répandue et très bien conservée par les habitans de Stratford, embarrasse singulièrement certains admirateurs de Shakspeare qui veulent absolument retrouver en lui le modèle de toutes les vertus et comme un type de pureté morale. La plupart tournent la difficulté en prétendant