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Et voilà pourquoi les marchands dirigent les denrées les plus chères par la Perse, car quant au transport le prix est le même pour conduire de bonnes marchandises que des marchandises de qualité inférieure[1], et pour les droits ce serait tout différent, le Soudan d’Égypte faisant payer sur la valeur des denrées. Ainsi la denrée chère, qui paie aisément son transport, échappe aux droits du soudan, et la denrée bon marché, passant par l’Égypte, paie moins de transports et est peu grevée, ne payant qu’ad valorem. »

J’ai voulu citer ce chapitre de Sanuto, qui a pour titre : Comment on peut ôter au Soudan le commerce de l’Inde afin de montrer quel est l’esprit de ce plan de recouvrance de la terre sainte. À le lire, on croirait plutôt lire un traité d’économie politique, ou même un rapport sur les douanes, qu’un projet de croisade. Tout se mêle dans l’esprit de Sanuto, la religion, la politique, le commerce, le patriotisme vénitien. Il n’est peut-être pas moins bon chrétien que les premiers croisés, seulement il entend d’une autre manière la question d’Orient.

De l’idée d’ôter le commerce des Indes au Soudan d’Égypte, passons à l’idée du blocus continental. Ici nous allons encore retrouver l’économiste dans Sanuto, mais l’économiste de 1810 et de 1811, de l’école de Napoléon Ier. Si Sanuto se bornait à tâcher de détourner le commerce des Indes du Nil vers l’Euphrate, ce serait affaire de libre concurrence, et nous n’aurions qu’à le louer d’avoir voulu rouvrir une des anciennes routes du commerce[2] ; mais n’oublions pas que Sanuto, pour rappeler plus efficacement le commerce sur l’Euphrate, veut le supprimer sur le Nil. Il veut interdire absolument toute relation commerciale entre l’Egypte et l’Occident, afin de détruire toutes les sources de richesse du Soudan. Il veut que l’Égypte ne puisse plus vendre à personne ni les denrées qu’elle reçoit ni celles qu’elle produit. C’est véritablement le blocus continental de Napoléon, inventé dès le XIVe siècle, pratiqué de la même manière, produisant les mêmes effets, si bien que les analogies avec le système napoléonien éclatent à chaque instant.

Le blocus continental de 1810 ne pouvait être efficace qu’à la condition d’être universel. Si une seule maille du filet était rompue quelque part, aussitôt les marchandises anglaises et les denrées coloniales dont l’Angleterre s’était attribué le transport exclusif entraient par la brèche, et le commerce anglais, respirant par cette ouverture, échappait à l’étouffement ruineux que Napoléon voulait

  1. « Nam tantum constat conductus honorum mercimoniorum quantum minus honorum. »
  2. Voyez le mémoire très curieux de M. Reynaud, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, sur les relations politiques et commerciales de l’empire romain avec l’Orient indien.