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lité saisissante. L’expression des visages a été étudiée de loin, longuement méditée et rendue de main de maître. Sur celui du sphinx, dans ses yeux bleus, ronds et saillans, dans sa bouche mince plus propre aux morsures qu’aux baisers, je vois la bêtise, la férocité, la vanité d’une force fatale qui ne doit rien à elle-même. Dans celui d’Œdipe au contraire, dans ces traits qui vaguement me rappellent ceux de Bonaparte en Égypte, dans ce front intelligent déjà plissé par la réflexion, dans cet œil si profond qu’il en paraît nocturne, dans cette bouche forte d’où doivent tomber des paroles de commandement, dans ce menton carré plein d’une volonté énergique, je vois tous les signes de la force morale qui se nourrit exclusivement de sa propre substance, toujours renouvelée par le travail de la pensée. Est-ce là l’idée que M. Gustave Moreau a voulu interpréter? Je le pense et je l’en félicite, car je n’ai jamais compris pourquoi les peintres semblaient s’obstiner à croire qu’une idée, quelle qu’elle fût, était incompatible avec la plastique.

Le rendu est aussi fini que possible; rien n’a été négligé; les accessoires aussi bien que les personnages ont été poussés à la limite extrême, et cependant rien n’est exécuté en manière de trompe l’œil, et la touche de M. Moreau, toute serrée qu’elle est, est aussi large que celle de M. Blaise Desgoffe est étroite. Il est pourtant un reproche que je ferai à M. Moreau. Il a cerné d’un trait noir la plupart des contours, même ceux des muscles. Ce procédé demande, je crois, à être employé avec sobriété: il est vrai qu’il donne au modelé un relief considérable; mais lorsqu’on en abuse, il lui donne de la sécheresse. Dans la Leçon d’anatomie de Rembrandt, qui est au musée de La Haye, un simple Irait rouge indique les contours; de loin il se confond avec les chairs tout en les fixant, pour ainsi dire, et en les faisant tourner. Œdipe a environ quatre pieds de hauteur, et cependant sa proportion dans le paysage est tellement juste qu’il paraît être de grandeur naturelle ; il faut un instant d’attention et même de comparaison pour le réduire à ses dimensions réelles.

M. Moreau s’est inspiré du vers d’Ausone :

Sphinx volucris pennis, pedibus fera, fronte puella.


Le sphinx en effet, dans sa partie supérieure, est une jeune fille, dont les seins, par leur forme, semblent préparer la transition avec l’animal. Cette divinité sinistre a toutes les coquetteries de la femme : son front est orné d’un diadème; elle a roulé ses cheveux de façon à les faire ressembler aux cornes d’or du Jupiter Ammon; elle a ceint ses reins d’un collier de corail rouge, comme ces né-