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mes antichambres. Avec cela j’établirai quelques amusemens publics pour attirer la noblesse dans la ville, ce qui la polira et lui ôtera le sauvage qu’une perpétuelle vie à la campagne augmente, — ce qui en même temps fera fleurir le commerce, augmenter la dépense et par conséquent l’industrie. Vous qui aimez la vie retirée, vous désapprouverez peut-être ce dernier article; mais il est absolument de la politique d’amuser le public. J’avoue que les délices corrompent les mœurs, mais elles augmentent la puissance du souverain. Personne ne se révolte contre cette maxime; elle attire les étrangers, la richesse, et ne cause aucune envie. Mais en vous écrivant tout ceci je rêve, ma foi, mon cher comte! Je n’y suis pas encore, et l’on peut appeler cela faire des châteaux en Espagne. Je pars dans peu de jours pour Grodno, avec une bonne provision de coton à mettre dans mes oreilles. Mes Courlandais cependant sont fermes comme roche. J’ai reçu des lettres de tous les kirchspiel[1], où petits et grands se sont signés; ces lettres sont remplies de fermeté. Ils me conjurent de ne les point abandonner, et qu’ils courront ma fortune au prix de leurs biens et de leur vie, qu’ils sont de trop bonne race pour se laisser anéantir sans faire payer la perte de leur liberté à ceux qui veulent la ravir, et quantité d’autres belles choses... Enfin nous verrons. Adieu, mon cher comte, aimez-moi toujours un peu et soyez persuadé que l’on ne saurait être plus parfaitement votre très humble et très obéissant serviteur.

« MAURICE DE SAXE. »


On peut dire ici ce que disait Frédéric le Grand lorsqu’il faisait taire autour de lui le bourdonnement des esprits licencieux : Silence! voici le roi. Sauf quelques mots fâcheux sur la corruption des mœurs dont profite le pouvoir, n’est-ce pas là le langage d’un souverain? L’aventurier a disparu, le chef d’état se révèle. On s’étonne moins, en lisant cette page, que le léger, le voluptueux Maurice ait été poursuivi pendant vingt-cinq ans par le désir de fonder un royaume en quelque coin du monde. Dans un siècle où il y eut si peu de rois, il était roi par vocation. La destinée lui réservait une autre gloire; mais s’il n’avait pas si bien tenu le drapeau de la France à Fontenoy, à Raucoux, à Lawfeld, nous serions tenté de regretter que cette souveraineté de Courlande, dont il a joui quelques mois à peine, cette souveraineté (on le verra) aussi héroïquement perdue que brillamment acquise, ne lui ait pas fourni l’occasion de déployer ses royales vertus. Maurice de Saxe, maréchal de France, est une glorieuse figure dans l’histoire militaire; qui sait ce qu’aurait pu être dans l’histoire politique le duc de Courlande et de Sémigalle?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Littéralement paroisses; c’était le nom des divisions administratives du pays qui correspondaient aux divisions ecclésiastiques.