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Est-il vrai que Menschikof, arrivé précipitamment à Riga, se soit vengé de sa déconvenue en distribuant coups de pied et soufflets à ses conseillers intimes? M. de Weber l’affirme sans fournir ses textes[1]. Un détail plus certain, c’est la perplexité du prince Dolgorouki, resté à Mitau comme représentant de l’orgueilleux favori, et ne sachant quelle conduite tenir au milieu des dépêches contradictoires qui lui arrivaient de Saint-Pétersbourg. « De l’énergie! » disait l’une, envoyée sans doute par Menschikof; l’autre, qui pouvait bien venir de l’impératrice, et tout à l’heure on verra pourquoi, lui disait expressément : « N’allez pas brouiller les affaires. » Dolgorouki faisait donc peu de tapage; il agissait pourtant sous main et surtout il entretenait habilement les alarmes publiques en donnant à entendre que les menaces de la Russie ne tarderaient pas à se réaliser. Il voyait Maurice d’ailleurs qu’il connaissait personnellement, et avec lequel il affectait une certaine sécurité insouciante. Un jour qu’ils chassaient ensemble, il lui dit : « Je serais désolé, mon cher comte, si je recevais l’ordre de vous faire quitter la Courlande au plus tôt. » Maurice répondit sur le même ton : « Ces sortes de proposition ne se font ordinairement que la baïonnette au bout du fusil. » Il ajouta cavalièrement « qu’il s’ennuyait fort à Mitau, » exprimant par là d’une façon assez claire qu’il attendait avec impatience le moment de dégainer. La lettre suivante, adressée par Maurice au comte de Friesen le 27 juillet 1726, résume l’état des choses avec une verve militaire. On dirait un zouave du XVIIIe siècle :


« Je continue, mon cher comte, à vous informer de ce qui se passe ici. Vous verrez que ma situation devient de jour en jour plus gaillarde, mais je vais toujours le même train. Hier je dis à Dolgorouki sur quelque remontrance qu’il me fit de me retirer, comme Pharasmane dans Rhadamiste : Ces superbes Romains ne combattent plus que par ambassadeurs[2]. Toute la compagnie se mit à rire, et Dolgorouki ne sut où se fourrer. Quelque extravagance que vous trouviez dans ma conduite, je vous réponds que je la rendrai mémorable. Menschikof s’en est retourné hier de Riga à Péters-

  1. Il se publie en ce moment même à Riga une étude d’un écrivain russe intitulée le Prince Menschikof et le comte Maurice de Saxe. L’auteur, M. Schtschebatski, aura sans doute traité cet épisode avec les documens moscovites.
  2. Maurice de Saxe avait vu jouer à Paris la tragédie de Crébillon Rhadamiste et Zénobie, dont la première représentation eut lieu le 14 décembre 1711; mais en citant de mémoire il estropie les vers. Voici les paroles que Pharasmane adresse à Rhadamiste, quand celui-ci vient combattre sa politique au nom de la politique de Rome:

    Que font vos légions? Ces superbes vainqueurs
    Ne combattent-ils plus que par ambassadeurs?

    M. de Weber, qui a souvent beaucoup de peine à déchiffrer le texte de Maurice, écrit ici Torosmanne au lieu de Pharasmane.