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III.

Je ne dirai du plan de conquête proposé par Sanuto que ce qui témoigne des nouvelles idées qu’avait l’Occident dans les projets de croisade et qu’avaient surtout les Italiens et les Vénitiens.

Il n’y a aucune contrée de l’Europe qui ait plus profité des croisades que l’Italie. Les profits qu’elle en tira furent tout politiques et tout commerciaux. Où la plupart des croisés occidentaux cherchaient le salut de leurs âmes, les croisés italiens cherchaient de plus la prépondérance de leur commerce et de leur marine. Les événemens favorisèrent l’Italie. La première croisade avait pris sa route par terre. Dès la seconde croisade, la route par mer fut préférée comme la plus courte, la plus sûre, et celle où les croisés ne risquaient pas de perdre la moitié de leur armée avant d’arriver en Syrie. La marine italienne se trouva naturellement appelée à transporter les croisés, la marine provençale et catalane s’associait à cet emploi et à ce profit ; mais l’Italie, Venise et Gênes surtout, qui avaient déjà leurs relations établies avec l’Orient, eurent la meilleure part. Les Italiens, devenus les grands voituriers des croisades, s’enrichirent à transporter l’Occident, et comme dans ces temps de féodalité et de guerre le commerce ne suffisait pas à l’ambition, ou plutôt comme, arrivé à un certain point de prospérité, le commerce est forcé de se faire guerrier et conquérant, témoin de nos jours l’Angleterre dans les Indes, les Italiens, une fois arrivés en Orient, se firent céder partout des places fortes et des provinces. Dans la quatrième croisade, les Vénitiens partagèrent l’empire grec avec les croisés ; les Génois, leurs rivaux, s’étaient fait aussi une puissance en Orient : ils y luttaient contre les Vénitiens, et ils aidèrent les Grecs à reconquérir Constantinople en haine des Vénitiens.

Sanuto, fidèle à ces souvenirs de grandeur, veut que l’armée qui conquerra l’Égypte soit composée exclusivement de Vénitiens, afin, dit-il, d’éviter les querelles qui résultent de la diversité des nations dans les armées des croisés. Cette armée recevra une solde payée par le pape : grave nouveauté qu’une croisade soudoyée et qui eût scandalisé les premiers croisés. Comme les Vénitiens ont partout des ports sur les côtes de l’Archipel, cette expédition faite par Venise au nom et au compte de l’Europe aura partout des facilités de relâche. Arrivés en Égypte, les Vénitiens s’empareront d’une ville maritime qu’ils défendront aisément. Il y a entre les côtes de l’Égypte et celles de Venise une analogie que Sanuto ne manque pas de signaler : ce sont les lagunes, et les Vénitiens s’y croiront dans leur pays natal. Ils sont par là comme prédestinés à la possession de l’Égypte. Si l’on dit que le Soudan d’Égypte, pour ôter sa force à la ville con-