Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/639

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour cette fonction spéciale, la nature a tout préparé : l’air tonique et vivifiant des régions élevées fait couler abondamment le flot de la vie animale et active la génération et la fécondité des espèces; dans ce milieu salubre et pur, l’élève subit moins de pertes que dans les milieux humides et épais des plaines; les maladies contagieuses qui font périr toute une étable, toute une population bovine, sont presque inconnues sur ces hauteurs,

Mais il y a un obstacle à ce que la Savoie saisisse fortement sa spécialité, c’est le tour d’esprit de la population rurale. Le paysan savoyard s’obstine à demander à la terre non pas le produit qui entre dans la consommation générale, le plus recherché par conséquent, le plus rémunérateur du travail, mais celui qui entre dans sa propre consommation. Acheter celui-ci et vendre celui-là est une opération d’échange que son entendement ne saisit pas encore bien. Il croirait que la famine va entrer dans sa maison s’il ne récolte pas, bon an, mal an, la maigre substance de sa famille. Quand la nécessité l’oblige d’acheter, il s’en cache comme d’une action qui trahit une situation désespérée et nuit à son crédit dans le village. Le petit propriétaire qui cultive de ses mains se réduira à une alimentation grossière, à peine supportable pour des animaux, plutôt que d’échanger ses mauvais produits contre de plus convenables à la nourriture humaine. Pour tourner la nécessité de l’échange, le paysan de la montagne accomplit de véritables tours de force en agriculture : il cultive à une altitude impossible, où ni charrue ni animaux de labour ne peuvent s’aventurer; à la force du bras, avec la pioche et la pelle il ébranle le flanc menacé de la montagne, où il sème les maigres céréales qui composeront le pain de la famille, le seigle et un mélange d’avoine, d’orge, de pois et de pesettes appelé mêle, que les neiges mouvantes, les gelées de nuit, les pluies et d’autres intempéries ne laissent pas le plus souvent arriver à maturité complète.

La réaction s’accomplit néanmoins contre cet esprit étroit qui pousse chaque famille, chaque localité, chaque pays à vivre sur ses ressources sans rien demander à l’échange. Nul ne peut échapper absolument à l’empire de la loi générale qui classe la terre entière par ordre de production, qui force les individus et les peuples à travailler, à cultiver, à produire les uns pour les autres, et qui, dans l’ordre moral, rend pour ainsi dire sensible à tous l’idée civilisatrice et chrétienne renfermée dans l’expression de « prochain. » Le classement s’opère forcément, les groupes naturels de production se forment au fur et à mesure que s’étendent et se perfectionnent les voies de communication. Les produits du dehors arrivant sur le marché intérieur, un pays est bien obligé de considérer son ciel, son climat, son sol, de tâter sa force productive pour voir enfin