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cacher sa tête, le troupeau entier s’émeut sous la chaleur croissante et tourne sur lui-même comme un tourbillon d’écume blanche dans la rivière. C’est alors que se produit ce curieux mouvement d’instinct qu’observait déjà un des personnages de Rabelais, et auquel on a souvent comparé les mouvemens populaires de certaines nations moutonnières : un premier s’échappe par la tangente, il est suivi d’un deuxième, d’un troisième, d’un quatrième, ainsi jusqu’au dernier, lors même qu’à deux pas l’abîme serait entr’ouvert pour engloutir tout le troupeau. Cette faiblesse de cerveau de la race ovine sous le poids du soleil la fait ramener généralement à la bergerie avec le gros bétail. L’usage de parquer les moutons au chalet est très avantageux au cultivateur de la région alpine, car l’engrais produit est le plus puissant stimulant des terrains froids. Si le jardin potager donne encore un légume de bonne venue à 1,500 et 2,000 mètres d’altitude, c’est à l’aide de cet énergique engrais, qui triomphe de la hauteur, du climat et des longs hivers.

Vivre du lait de ses brebis et se vêtir de leur laine, c’est une expression qui n’a encore rien perdu de sa signification primitive en Savoie. On se nourrit du lait de la brebis dans certains cantons de la Maurienne, on en fabrique des fromages très estimés, et de sa laine préparée dans la famille, cardée et filée par les femmes durant les longues veillées de l’hiver, tissée sur le métier du village, on fait un vêtement grossier, mais comfortable, qui varie de couleur et de coupe d’une vallée à l’autre, blanc dans les environs de Chambéry, bleu foncé dans les vallées de l’Arc et de l’Isère, roux dans celle de l’Arve. Avec les progrès du luxe, la fabrique des draps pour ces goûts divers est peu à peu sortie de la famille et du village pour se concentrer dans quelques manufactures qui ont fait de brillantes affaires aussi longtemps que la Savoie est demeurée isolée par la douane des fabriques étrangères. La couleur et la coupe se sont maintenues à travers les caprices de la mode, car le paysan savoyard qui ne sort pas de son pays est immobile dans ses usages comme le rocher de granit sur sa base. On peut le voir encore, en hiver, vêtu de l’antique veste blanche au petit col raide piqué, enrichie de boutons jaunes et luisans et de deux larges poches béantes sur le dos. La qualité de l’étoffe n’indique pas que la Savoie possède des laines d’une grande finesse. La race des mérinos d’Espagne, introduite depuis longtemps, probablement depuis les invasions espagnoles du siècle dernier, ne s’est pas conservée dans sa pureté primitive, soit que le climat ne lui ait pas convenu, ou qu’elle y ait été croisée sans discernement avec des races qui l’ont fait dégénérer. La plupart des troupeaux indigènes qui errent sur les hauts pâturages sont un mélange confus de croisemens de toutes les races,