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çoivent. La race d’Abondance ne garde rien pour la beauté des formes, la graisse et la force musculaire : toute son alimentation passe en torrens de lait.

Quand le bétail a épuisé sa provision d’hiver, on le conduit à la montagne. La migration au chalet est une des scènes les plus pittoresques de la vie alpestre. Le troupeau de moutons se met en marche le premier, quinze jours environ avant le troupeau de vaches. Toute la famille se déplace avec celui-ci, le foyer de la vie domestiques se transporte à la région des pâturages. Pour le grand jour de l’inalpage (ascension au chalet), la ménagère a étrillé, brossé et paré le troupeau comme pour un concours, car elle tient à le montrer dans toute sa splendeur aux voisins, qui ne manqueront pas de faire leurs remarques. La sonnerie d’été, les grelots de cuivre battu et les clochettes de métal fondu sont détachés de la paroi, polis et remis au cou des bêtes. La plus belle vache, celle qui a l’habitude de marcher la première, porte des bouquets de fleurs attachés aux cornes et souvent une glace sur le front où passent l’image fugitive du paysage, la verdure tendre de la prairie, la forêt noire de sapins et les grandes sommités des Alpes encore couronnées de neige. Chaque bête a sur son des quelque ustensile de la fromagerie, la chaudière, la baratte et le vase à traire. Le troupeau en marche rejoint celui du voisin, qui émigré aussi dans le même appareil; les enfans suivent, les tout jeunes portés au bras des mères ou sur la tête dans des berceaux, et les plus grands portant l’objet préféré, puis les bêtes de travail, le mulet et la jument lourdement chargés des provisions du ménage, et la caravane, bruyante et joyeuse, monte lentement par le sentier pénible sur le plateau supérieur où sont situés les chalets. On croirait assister à l’une de ces migrations des peuples primitifs dont l’archéologie découvre les traces obscures à travers l’Europe.

Il y a deux sortes de chalets en Savoie, le chalet de la région moyenne, où la prairie ajoute ses produits au pâturage, et le chalet de la région supérieure, où il n’y a plus que le pâturage. Les premiers dominent dans les montagnes aux croupes arrondies du Chablais, du Faucigny et des Beauges, les seconds dans celles de la Tarentaise, de la Maurienne, et dans toutes les sommités placées sur l’axe de la chaîne centrale. C’est au chalet de la région moyenne que la vache donne les meilleurs produits parce qu’elle y trouve, au retour du pâturage, sa ration de bon fourrage vert. Les bergers la ramènent à l’étable le soir et au milieu du jour quand la chaleur est trop intense. La stabulation du milieu du jour n’est pas inutile dans les grandes chaleurs, car sous l’ardeur du soleil la race bovine est saisie souvent d’une émotion subite : toutes les queues se dres-