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coin de terre sur le globe où le mouvement de la pensée ait été plus intense que sur cette étroite bande qui forme les deux cantons de Vaud et de Genève. De ces villes et de ces villas du Léman, où les Rousseau, les Voltaire, les Bonnet, les de Saussure, bs de Candolle, les Sismondi, les Staël et les Vinet ont pensé et écrit, s’est élevé un courant scientifique et littéraire qui a plusieurs fois dominé le grand courant français; mais toutes ces clartés du génie qui illuminaient ou ébranlaient le monde n’ont jeté que de faibles, d’imperceptibles lueurs sur la rive de Savoie. Ce n’est pas que le peuple qui l’habite fût incapable d’être éclairé; c’est qu’il a été séparé du mouvement suisse par des abîmes plus profonds que le lac, par des barrières plus hautes que les montagnes qui ferment le bassin, par la religion et la politique, qui, pour refouler au-delà du lac la réforme et la liberté suisse, usèrent tour à tour de persuasion et de violence, recourant tantôt aux prédications de François de Sales, tantôt au sabre des dragons d’Espagne[1]. A l’oppression religieuse et politique succéda l’oppression économique, une ligne prohibitive de douanes pour arrêter principalement les productions de la pensée venant de la Suisse et de la France, des règlemens qui punissaient de peines corporelles le simple échange de denrées alimentaires, une constitution vicieuse de la propriété foncière, immobilisée dans la mainmorte ecclésiastique et les grandes familles. Tous ces obstacles ont isolé du mouvement intellectuel et du progrès économique de la Suisse la rive de Savoie, et quand ils sont tombés devant les événemens, quand la maison de Savoie elle-même, adoptant une politique nouvelle, a fait oublier son passé aux yeux de ses peuples anciens et nouveaux, le clergé qu’elle abandonnait a relevé d’autres barrières, et maintenu autour du canton de Genève un cordon obscur et impénétrable.

Ainsi deux situations économiques, deux économies rurales entièrement différentes se sont maintenues côte à côte sans que la plus avancée ait eu une action considérable sur la plus arriérée. Il était impossible cependant que l’agriculture de la Savoie fût toujours fermée aux méthodes, aux instrumens et aux races de bétail de la Suisse. Elle lui a fait de nombreux emprunts pendant la période d’apaisement qui a précédé la révolution française. Le souffle des doctrines philosophiques avait nivelé les différences de religion sur les deux rives du lac dans l’esprit des hautes classes, et les grands propriétaires de la Savoie allaient puiser de l’autre côté les principes de culture que la Suisse importait alors chez elle d’Angleterre

  1. Le premier essai de dragonnades a eu pour théâtre, sous un duc de Savoie, cette belle plaine qui touche au canton de Genève.